Art rupestre de Neuquén |
Quoi qu'il en soit de ses expressions, on ne saurait nier l'importance centrale du sacré dans le mode de vie mapuche, même à l'heure actuelle. Selon les écrits du renü Aukanaw, la religiosité mapuche a un caractère non pas théocentrique mais hiérocentrique (1). Que la culture mapuche soit monothéiste ou polythéiste n'enlève ni n'ajoute rien à la profondeur et légitimité de sa pratique spirituelle et c'est d'ailleurs, me semble-t-il, ce qu'il convient de toujours rappeler avec force.
Paradoxe, afin de valoriser la spiritualité mapuche, E. Soto semble implicitement considérer le monothéisme comme une condition supérieure et nécessaire de la spiritualité. Autrement dit, l'auteur a tellement intériorisé la conception coloniale de Dieu qu'elle cherche à la projeter sur celle des anciens mapuche comme s'il s'agissait d'un trait natif, et parfois, contre l'évidence des données ethnographiques.
Si les chroniqueurs et les évangélisateurs du wallmapu avaient pu remarquer chez les mapuche une conception de Dieu à peu près semblable à la leur, ils n'auraient certainement pas manqué de la signaler, pour s'en servir à des fins de conversion, ainsi qu'ils le firent chez les incas (en déformant leur conception immanentiste de Wiracocha). Or, il n'en est rien, et il est plus judicieux, lorsque l'on souhaite valoriser la pratique spirituelle mapuche, de reconnaître simplement que peuvent exister des spiritualités sans Dieu (c'est le cas du taoïsme et du bouddhisme), ou encore des religions naturelles admettant l'existence d'un grand nombre d'esprits et de forces spirituelles. Ces spiritualités n'ont pas à nourrir quelque complexe que ce soit vis-à-vis des conceptions monothéistes mais cela dit, quel inconvénient verrais-je à ce que certains indiens actuels croient au Dieu unique, puisque ceci constitue désormais un fait avéré pour beaucoup d'entre eux, fait qu'ils intègrent sans grande difficulté à leurs pratiques natives traditionnelles ?
En revanche, on peut éviter de transformer la croyance au Dieu unique en une norme et un étalon, dans la mesure où existent aussi des natifs parfaitement satisfaits d'une spiritualité originelle dépourvue de théisme et de créationnisme. La priorité est de mettre en lumière les traits proprement natifs afin d'en saisir la subtilité, surtout dans un contexte devenu notablement monothéiste depuis la Conquête et qui tend à recouvrir ces aspects particuliers, à les exprimer d'une manière plus souterraine, au risque de les perdre. Ce placement nuancé permet de retrouver l'idiosyncrasie de la spiritualité amérindienne, plutôt que de la diluer dans une soupe spirituelle mondiale, complètement uniformisée.
A l'heure actuelle, l'ethnographie considère plutôt que Ngenechén est devenu l'équivalent mapuche de Dieu, en raison d'une influence coloniale. Ngenechén est l'un des "esprits" (ngen) les plus importants de la spiritualité mapuche. Originellement, il n'était ni omnipotent ni omniscient, ni universel, mais communautaire. Il n'a été considéré comme "Suprême" qu'en héritant de l'influence chrétienne, ainsi qu'en amalgamant des attributs d'autres esprits, comme par exemple Ngenchén, "maitre des mapuche", Elchén, "Créateur des mapuche" et Elmapun, "Créateur du monde mapuche".
E. Soto pense que cette conception classique est fausse et que Ngenechén était déjà un Dieu omniscient et universel, bien avant l'arrivée des chrétiens en terre chilienne. Malheureusement, elle ne produit aucune donnée majeure permettant d'appuyer l'hypothèse. Cette tentative exprime toutefois la difficulté que l'on peut avoir à reconnaître en soi-même des influences coloniales lorsqu'on les a intériorisées. Elle est, de ce point de vue, extrêmement intéressante et illustrative, car elle souligne la complexité et la difficulté de la pratique de décolonisation au plan des formes spirituelles. On peut d'ailleurs se demander si une telle entreprise est possible de nos jours, voire utile, après plus de 500 ans de présence chrétienne en terre amérindienne. La décolonisation des esprits ne permet pas de se débarrasser entièrement des influences reçues et laisse des traces indélébiles. Dans la proposition de Madame Soto, on voit bien que l'on tente de décoloniser un domaine de l'expérience humaine sans réaliser qu'on le fait sur les bases d'une critériologie elle-même influencée par des conceptions coloniales. Profondément intériorisé et enraciné, le critère colonial consiste, dans ce cas particulier, à considérer que le monothéisme serait une condition nécessaire à la reconnaissance de la spiritualité mapuche. Mais à la réflexion, le raisonnement sur lequel on s'appuie n'est pas très différent de celui des premiers évangélisateurs : un dieu unique peut seul justifier d'une pratique spirituelle "supérieure".
Cette conduite n'a rien d'exceptionnel et je dirai même, concernant les spiritualités amérindiennes, qu'il s'agit d'un trait contemporain des plus fréquents. Certains caractères spirituels hérités de la colonisation en viennent à être présentés comme des tendances propres par les natifs eux-mêmes, tandis que des traits purement autochtones sont qualifiés d'erreur d'interprétation ethnographique ou de manipulation historique, surtout lorsqu'on estime d'emblée qu'ils sont négatifs. Les appropriations occidentales du patrimoine aborigène fonctionnent également sur ce mode et j'en citerai deux exemples bien connus : le premier issu du new age et le second, du courant ésotérique "traditionnel" occidental.
Un certain révisionnisme semble s'être installé en milieu new age ou néo-indien, grâce auquel "l'amour inconditionnel" et autres "reikis ethniques", inspirés de la "nouvelle religion mondiale", peuvent s'accommoder des sacrifices humains incas, mochicas, mayas et même celtiques, pour ce qui relève du revival local. Ces sacrifices, bien entendu, sont présentés comme des erreurs d'interprétation de l'historiographie, et l'on prétend même parfois qu'ils n'ont jamais eu lieu.
Inversement, des conduites typiquement new age sont attribuées aux sagesses ancestrales. Les initiations antiques étaient de parfaites expressions sentimentalistes d'amour et de lumière, semblables aux spiritualités aseptisées contemporaines, qui en empruntent les formes les plus superficielles. Les aspects les plus sévères de ces sagesses anciennes sont donc entièrement escamotés, tout comme la difficulté de leurs épreuves initiatiques et l'idiosyncrasie réelle de leurs contenus.
Les mêmes doutes apparaissent quant à l'approche "traditionnelle' occidentale des spiritualités amérindiennes. Concernant l'affirmation du monothéisme aborigène, un cas particulièrement éloquent est celui du "Grand Esprit" des indiens des plaines du nord américain, tel qu'il nous fut présenté par Black Elk et Frithjof Schuon. On assure qu'il s'agit-là d'un trait purement autochtone, mais l'on élude volontairement que Black Elk fut un catéchiste, un catholique très croyant, converti dès 1904.
C'est sur cette base chancelante que Frithjof Schuon s'appuya pour démontrer la conformité de la spiritualité amérindienne à la fameuse Tradition Pérenne ou Primordiale. L'enseignement de Black Elk était fortement teinté des conceptions et de la morale catholiques, bien que le saint homme n'abandonna jamais les pratiques ancestrales de son peuple. Sans mot dire, ce syncrétisme fut présenté au public occidental comme une pure tradition ancestrale. Il n'est guère étonnant que la pensée de Black Elk ait été accueillie si favorablement, puisqu'elle contenait les germes d'un catholicisme cryptique, empreint de sainteté, où l'occidental pouvait facilement reconnaître son univers spirituel familier, mais présenté sous un jour exotique. Le génie natif y était-il livré dans son intégralité ou simplement adapté à l'appropriation coloniale ?
De façon intentionnelle, Black Elk fut instrumentalisé pour promouvoir le pérennialisme, ce qui met en relief l'attitude colonialiste de Frithjof Schuon et l'arme que peut constituer le concept de Tradition Pérenne ou Primordiale (2), en tant que celle-ci devrait former à proprement parler une "doctrine", universellement orientée vers le monisme. Mais la Tradition Primordiale ne peut relever d'une "doctrine". Elle est, pour ainsi dire, la réalisation même, dont l'aspect intellectuel n'est pas considéré comme l'élément central par les traditions australes. Il s'agit donc de quelque chose de plus profond qu'une dogmatique, situé au-delà du théisme ou du non-théisme, qui en sont des formes particulières et des interprétations.
De plus, Frithjof Schuon n'était pas habilité à transmettre une quelconque initiation indienne, surtout dans le contexte d'une tariqa. Il était malvenu de mélanger l'Islam et la spiritualité amérindienne dans les "rites primordiaux" si peu orthodoxes qui lui furent reprochés à la fin de sa vie. Mark Sedgwick, et plus particulièrement Mark Koslow, considèrent le colonialisme intellectuel de Schuon et son syncrétisme comme un poison plus insidieux encore que le new age pour les spiritualités natives.
Au plan spirituel, l'universalisme peu précautionneux de Schuon alimente un confusionnisme qui dissimule plutôt mal les intentions prosélytes. Celles-ci, on le constate une fois de plus, ne sont jamais le fait des indiens, mais toujours des occidentaux. Qu'elle se présente sous une forme moderne ou traditionnelle, c'est, malheureusement, une tendance inhérente au paradigme né il y a plus ou moins 6000 ans et lié à La Chute.
A quelques exceptions près, la pensée du nord (euro-asiatique), est une pensée chu'lla, une pensée de l'impair qui, ne pouvant reconnaître autre qu'elle, détruit le dissemblable ou tente de l'assimiler, de l'invisibiliser, ce qui revient au même. Tant qu'il en sera ainsi, elle sera destructrice. La chaussette orpheline au fond du tiroir est une chaussette chu'lla. Tout comme la chaussure droite est chu'lla sans la chaussure gauche. Il lui manque une moitié, son opposé complémentaire. En revanche, la pensée indienne est yanantin ; c'est une pensée de la parité, une pensée du Ciel et de la Terre. Pour elle, un Nord Primordial suppose nécessairement un Sud Primordial. Mais malheureusement, le concept de Tradition Pérenne ou Tradition Primordiale a toutes les caractéristiques d'une pensée ch'ulla. C'est une pensée de l'hégémonie, qui porte encore en elle la marque de la Chute.
Rejetant cette conception particulière et locale de Tradition Primordiale, telle qu'exprimée par René Guénon et ses successeurs, le philosophe puquina Javier Lajo va jusqu'à écrire que la racine idéologique du mondialisme n'est autre que le monothéisme. Il est par conséquent inutile de vouloir lutter contre l'uniformisation globale et universaliste, à partir d'une position métaphysique qui l'a engendrée par son inévitable dégénérescence.
Cette longue digression était nécessaire en introduction de ce billet, afin de présenter dans les meilleurs conditions possibles le tableau ci-dessous du renü Aukanaw, relatif aux états modifiés de conscience en contexte mapuche. Incontestablement, Aukanaw a hérité de ces influences occidentales. On les remarque à peine ici, mais je préfère tout de même en avertir les lecteurs qui souhaiteraient approfondir son oeuvre écrite. La préface de Marie Dubois - ethnologue canadienne (?) - à La Ciencia Secreta de los Mapuche dont j'extrais ce graphisme, laisse d'ailleurs entendre qu'Aukanaw considérait René Guénon et Frithjof Schuon comme des autorités spirituelles. Mais d'une part, c'est ce qu'on lui fait dire et d'autre part, cette influence des auteurs traditionnels occidentaux est manifestement tardive : certains aspects de l'oeuvre d'Aukanaw contredisent en effet considérablement les positions de Guénon et de Schuon. L'auteur y cite des cas aussi douteux que Castaneda, Michael Harner, Freud et Jung, ce qui montre qu'il n'a pas eu le temps de réviser l'ensemble de ses travaux à la lumière des œuvres de Guénon et de Schuon, si tant est qu'il en ait eu l'intention.
J'ai retrouvé certains extraits de la correspondance privée de Aukanaw où il est question de Guénon et de Schuon. On remarque que le renü n'hésite pas à y corriger les erreurs de René Guénon concernant les natifs, en particulier sur le sujet des "Pierres de Foudre" (3), que le sage du Caire évoque dans Symboles de la Science Sacrée. Aukanaw reconnaît également une relative pertinence à Schuon, concernant les indiens du nord du continent. Mais là aussi, il corrige minutieusement les propos de cet auteur.
Il est intéressant qu'un grand nombre des corrections que le maître mapuche apporte à ces auteurs traditionnels occidentaux renvoie à leur défaut de perception directe, ce qui souligne l'importance de bien cerner la sagesse indienne comme cosmo-vision, plutôt que cosmo-logie. Autrement dit, il est rare que la "non-dualité", en Occident, s'aventure plus loin que la seule compréhension, pour affecter directement la perception et prendre corps, produisant ainsi ce que le bouddhisme tibétain qualifierait de "preuves d'accomplissement". Or, c'est sur une non-dualité de la perception que l'indien insiste tout naturellement, car pour lui, concevoir seulement n'est pas voir.
C'est là, comme nous allons le constater, un changement complet de perspective très difficile à appréhender de la part d'occidentaux comme René Guénon, et même pour Schuon, qui revendiquait pourtant une certaine forme d'expérience visionnaire et une opérativité métaphysique. Ce que ces deux auteurs interprètent constamment en termes de symboles et d'intellectualité, Aukanaw l'évoque comme une évidence tangible, marquant ainsi la tendance de ces auteurs à l'abstraction, ainsi que les limites indubitablement liées à leur occidentalité. En effet et nous le verrons plus loin, nous n'imaginons pas à quel point notre sensorialité est conditionnée par le paradigme dans lequel nous naissons.
Dans la marge de l'introduction de Schuon au livre d'Hehaka Sapa intitulé Les Rites Secrets des Indiens Sioux (4), nous trouvons ce type de commentaire manuscrit de Aukanaw :
"Ici Schuon ne semble pas avoir compris, ou tout au moins ne le met-il pas en évidence, que le vêtement et les attributs personnels (peintures, tatouages, maquillages, etc) ne sont tout simplement pas artistiques ou symboliques dans un sens abstrait. Bien au contraire, ce sont des représentations d'aspects subtils de la personne, aspects qui sont invisibles aux yeux communs mais qui peuvent être perçus par ceux dont le regard n'est pas "prisonnier des yeux". Les deux tresses de la femme, les plumes sur la tête, les boucles, le pectoral, etc, etc, ne sont pas des "créations", mais se contentent simplement de reproduire pour les yeux, avec naturellement quelque style, une réalité d'ordre supérieur et invisible qui est inhérente à cette personne. Dans une société traditionnelle, le vêtement doit refléter le statut intérieur de la personne qui le porte. Toute usurpation, mis à part le fait d'être un grave délit, est simplement ridicule ; car tous savent pertinemment qui nous sommes."
Le groupe réuni autour du renü Aukanaw s'est replié depuis quelques années dans la confidentialité. Dans ce que j'ai pu trouver "en cache" sur internet, je constate que la plupart des liens mentionnés sur les sites en rapport avec Aukanaw renvoient à des adresses web schuonniennes, et notamment au site espagnol webislam, qui ne manque jamais de souligner à quel point la spiritualité amérindienne, immanentiste et tournée vers la Nature, est islamo-compatible (?).
Ce genre d'incongruité schuonienne est parfaitement dans l'air du temps, dans la mesure où l'urgente opposition au Nouvel Ordre Mondial tend actuellement à réunir, sous une même bannière politique, des pays aussi dissemblables que la Bolivie, l'Iran ou le Venezuela, qui tissent entre eux des liens étroits d'amitié. Dans ces relations, l'indigène ne manque pas, bien sûr, d'être mis en avant, puisqu'il est l'illustration parfaite des méfaits de l'Occident. L'Iran finance la construction de 40 000 logements sociaux au Venezuela. La télévision d'état diffuse en Bolivie des séries policières iraniennes dont l'héroïne est une femme voilée, commissaire de police. Les échanges culturels vont bon train. L'Islam aime les indiens.
Néanmoins, je ne vois guère de point commun entre un amauta de La Paz et un imam de Téhéran, hormis leur résistance au matérialisme mondialisé et la défense de leur identité. C'est exactement ce que Ramón Grosfoguel qualifie d'universalisme négatif, en tant que celui-ci sert de critère de dialogue inter-épistémique entre pays du Sud, contre l'occident moderne. Le théisme n'est pas ici le terrain d'entente, c'est l'ancrage de la société dans une Tradition Sacrée et la décolonisation des idées qui l'est...
Cette conduite n'a rien d'exceptionnel et je dirai même, concernant les spiritualités amérindiennes, qu'il s'agit d'un trait contemporain des plus fréquents. Certains caractères spirituels hérités de la colonisation en viennent à être présentés comme des tendances propres par les natifs eux-mêmes, tandis que des traits purement autochtones sont qualifiés d'erreur d'interprétation ethnographique ou de manipulation historique, surtout lorsqu'on estime d'emblée qu'ils sont négatifs. Les appropriations occidentales du patrimoine aborigène fonctionnent également sur ce mode et j'en citerai deux exemples bien connus : le premier issu du new age et le second, du courant ésotérique "traditionnel" occidental.
Un certain révisionnisme semble s'être installé en milieu new age ou néo-indien, grâce auquel "l'amour inconditionnel" et autres "reikis ethniques", inspirés de la "nouvelle religion mondiale", peuvent s'accommoder des sacrifices humains incas, mochicas, mayas et même celtiques, pour ce qui relève du revival local. Ces sacrifices, bien entendu, sont présentés comme des erreurs d'interprétation de l'historiographie, et l'on prétend même parfois qu'ils n'ont jamais eu lieu.
Inversement, des conduites typiquement new age sont attribuées aux sagesses ancestrales. Les initiations antiques étaient de parfaites expressions sentimentalistes d'amour et de lumière, semblables aux spiritualités aseptisées contemporaines, qui en empruntent les formes les plus superficielles. Les aspects les plus sévères de ces sagesses anciennes sont donc entièrement escamotés, tout comme la difficulté de leurs épreuves initiatiques et l'idiosyncrasie réelle de leurs contenus.
Les mêmes doutes apparaissent quant à l'approche "traditionnelle' occidentale des spiritualités amérindiennes. Concernant l'affirmation du monothéisme aborigène, un cas particulièrement éloquent est celui du "Grand Esprit" des indiens des plaines du nord américain, tel qu'il nous fut présenté par Black Elk et Frithjof Schuon. On assure qu'il s'agit-là d'un trait purement autochtone, mais l'on élude volontairement que Black Elk fut un catéchiste, un catholique très croyant, converti dès 1904.
C'est sur cette base chancelante que Frithjof Schuon s'appuya pour démontrer la conformité de la spiritualité amérindienne à la fameuse Tradition Pérenne ou Primordiale. L'enseignement de Black Elk était fortement teinté des conceptions et de la morale catholiques, bien que le saint homme n'abandonna jamais les pratiques ancestrales de son peuple. Sans mot dire, ce syncrétisme fut présenté au public occidental comme une pure tradition ancestrale. Il n'est guère étonnant que la pensée de Black Elk ait été accueillie si favorablement, puisqu'elle contenait les germes d'un catholicisme cryptique, empreint de sainteté, où l'occidental pouvait facilement reconnaître son univers spirituel familier, mais présenté sous un jour exotique. Le génie natif y était-il livré dans son intégralité ou simplement adapté à l'appropriation coloniale ?
De façon intentionnelle, Black Elk fut instrumentalisé pour promouvoir le pérennialisme, ce qui met en relief l'attitude colonialiste de Frithjof Schuon et l'arme que peut constituer le concept de Tradition Pérenne ou Primordiale (2), en tant que celle-ci devrait former à proprement parler une "doctrine", universellement orientée vers le monisme. Mais la Tradition Primordiale ne peut relever d'une "doctrine". Elle est, pour ainsi dire, la réalisation même, dont l'aspect intellectuel n'est pas considéré comme l'élément central par les traditions australes. Il s'agit donc de quelque chose de plus profond qu'une dogmatique, situé au-delà du théisme ou du non-théisme, qui en sont des formes particulières et des interprétations.
De plus, Frithjof Schuon n'était pas habilité à transmettre une quelconque initiation indienne, surtout dans le contexte d'une tariqa. Il était malvenu de mélanger l'Islam et la spiritualité amérindienne dans les "rites primordiaux" si peu orthodoxes qui lui furent reprochés à la fin de sa vie. Mark Sedgwick, et plus particulièrement Mark Koslow, considèrent le colonialisme intellectuel de Schuon et son syncrétisme comme un poison plus insidieux encore que le new age pour les spiritualités natives.
Au plan spirituel, l'universalisme peu précautionneux de Schuon alimente un confusionnisme qui dissimule plutôt mal les intentions prosélytes. Celles-ci, on le constate une fois de plus, ne sont jamais le fait des indiens, mais toujours des occidentaux. Qu'elle se présente sous une forme moderne ou traditionnelle, c'est, malheureusement, une tendance inhérente au paradigme né il y a plus ou moins 6000 ans et lié à La Chute.
A quelques exceptions près, la pensée du nord (euro-asiatique), est une pensée chu'lla, une pensée de l'impair qui, ne pouvant reconnaître autre qu'elle, détruit le dissemblable ou tente de l'assimiler, de l'invisibiliser, ce qui revient au même. Tant qu'il en sera ainsi, elle sera destructrice. La chaussette orpheline au fond du tiroir est une chaussette chu'lla. Tout comme la chaussure droite est chu'lla sans la chaussure gauche. Il lui manque une moitié, son opposé complémentaire. En revanche, la pensée indienne est yanantin ; c'est une pensée de la parité, une pensée du Ciel et de la Terre. Pour elle, un Nord Primordial suppose nécessairement un Sud Primordial. Mais malheureusement, le concept de Tradition Pérenne ou Tradition Primordiale a toutes les caractéristiques d'une pensée ch'ulla. C'est une pensée de l'hégémonie, qui porte encore en elle la marque de la Chute.
Rejetant cette conception particulière et locale de Tradition Primordiale, telle qu'exprimée par René Guénon et ses successeurs, le philosophe puquina Javier Lajo va jusqu'à écrire que la racine idéologique du mondialisme n'est autre que le monothéisme. Il est par conséquent inutile de vouloir lutter contre l'uniformisation globale et universaliste, à partir d'une position métaphysique qui l'a engendrée par son inévitable dégénérescence.
Art rupestre de Patagonie |
J'ai retrouvé certains extraits de la correspondance privée de Aukanaw où il est question de Guénon et de Schuon. On remarque que le renü n'hésite pas à y corriger les erreurs de René Guénon concernant les natifs, en particulier sur le sujet des "Pierres de Foudre" (3), que le sage du Caire évoque dans Symboles de la Science Sacrée. Aukanaw reconnaît également une relative pertinence à Schuon, concernant les indiens du nord du continent. Mais là aussi, il corrige minutieusement les propos de cet auteur.
Il est intéressant qu'un grand nombre des corrections que le maître mapuche apporte à ces auteurs traditionnels occidentaux renvoie à leur défaut de perception directe, ce qui souligne l'importance de bien cerner la sagesse indienne comme cosmo-vision, plutôt que cosmo-logie. Autrement dit, il est rare que la "non-dualité", en Occident, s'aventure plus loin que la seule compréhension, pour affecter directement la perception et prendre corps, produisant ainsi ce que le bouddhisme tibétain qualifierait de "preuves d'accomplissement". Or, c'est sur une non-dualité de la perception que l'indien insiste tout naturellement, car pour lui, concevoir seulement n'est pas voir.
C'est là, comme nous allons le constater, un changement complet de perspective très difficile à appréhender de la part d'occidentaux comme René Guénon, et même pour Schuon, qui revendiquait pourtant une certaine forme d'expérience visionnaire et une opérativité métaphysique. Ce que ces deux auteurs interprètent constamment en termes de symboles et d'intellectualité, Aukanaw l'évoque comme une évidence tangible, marquant ainsi la tendance de ces auteurs à l'abstraction, ainsi que les limites indubitablement liées à leur occidentalité. En effet et nous le verrons plus loin, nous n'imaginons pas à quel point notre sensorialité est conditionnée par le paradigme dans lequel nous naissons.
Dans la marge de l'introduction de Schuon au livre d'Hehaka Sapa intitulé Les Rites Secrets des Indiens Sioux (4), nous trouvons ce type de commentaire manuscrit de Aukanaw :
"Ici Schuon ne semble pas avoir compris, ou tout au moins ne le met-il pas en évidence, que le vêtement et les attributs personnels (peintures, tatouages, maquillages, etc) ne sont tout simplement pas artistiques ou symboliques dans un sens abstrait. Bien au contraire, ce sont des représentations d'aspects subtils de la personne, aspects qui sont invisibles aux yeux communs mais qui peuvent être perçus par ceux dont le regard n'est pas "prisonnier des yeux". Les deux tresses de la femme, les plumes sur la tête, les boucles, le pectoral, etc, etc, ne sont pas des "créations", mais se contentent simplement de reproduire pour les yeux, avec naturellement quelque style, une réalité d'ordre supérieur et invisible qui est inhérente à cette personne. Dans une société traditionnelle, le vêtement doit refléter le statut intérieur de la personne qui le porte. Toute usurpation, mis à part le fait d'être un grave délit, est simplement ridicule ; car tous savent pertinemment qui nous sommes."
Le groupe réuni autour du renü Aukanaw s'est replié depuis quelques années dans la confidentialité. Dans ce que j'ai pu trouver "en cache" sur internet, je constate que la plupart des liens mentionnés sur les sites en rapport avec Aukanaw renvoient à des adresses web schuonniennes, et notamment au site espagnol webislam, qui ne manque jamais de souligner à quel point la spiritualité amérindienne, immanentiste et tournée vers la Nature, est islamo-compatible (?).
Ce genre d'incongruité schuonienne est parfaitement dans l'air du temps, dans la mesure où l'urgente opposition au Nouvel Ordre Mondial tend actuellement à réunir, sous une même bannière politique, des pays aussi dissemblables que la Bolivie, l'Iran ou le Venezuela, qui tissent entre eux des liens étroits d'amitié. Dans ces relations, l'indigène ne manque pas, bien sûr, d'être mis en avant, puisqu'il est l'illustration parfaite des méfaits de l'Occident. L'Iran finance la construction de 40 000 logements sociaux au Venezuela. La télévision d'état diffuse en Bolivie des séries policières iraniennes dont l'héroïne est une femme voilée, commissaire de police. Les échanges culturels vont bon train. L'Islam aime les indiens.
Néanmoins, je ne vois guère de point commun entre un amauta de La Paz et un imam de Téhéran, hormis leur résistance au matérialisme mondialisé et la défense de leur identité. C'est exactement ce que Ramón Grosfoguel qualifie d'universalisme négatif, en tant que celui-ci sert de critère de dialogue inter-épistémique entre pays du Sud, contre l'occident moderne. Le théisme n'est pas ici le terrain d'entente, c'est l'ancrage de la société dans une Tradition Sacrée et la décolonisation des idées qui l'est...
(Anonyme, adapté par le renü Aukanaw, 1897-1994)
Aukanaw fut le pseudonyme d'un discret sage mapuche, ambitionnant l'anonymat (5). Ce nom est l'apocope d'aukanawel, qui signifie puma indomptable en langue mapudungun. Le tableau que je me propose de commenter, en établissant de constants parallèles avec les cultures quechua et aymara, montre les différentes manières dont il est possible de percevoir une simple pierre, selon l'état de conscience où l'on se situe. Le poème quant à lui, se passe de tout commentaire. Il révèle bien plus que ce qu'il dit et laisse apparaître toute la force perceptive de l'indien, bien différente de ce qu'est devenue la nôtre.
Commentons tout d'abord le haut du tableau, où apparaissent deux notions encore inconnues de nous, celle du renü et celle du machi. Ce sont, respectivement, les figures du sage et du chaman dans la culture mapuche. Aukanaw a souvent insisté sur la différence existant entre ces deux personnages. Il les a fréquemment comparés à l'amauta et au yatiri de la culture andine des hauts-plateaux, car c'est une distinction que l'on retrouve dans plusieurs cultures indigènes de cette région du monde.
Sur ce tableau, nous constatons que le champ perceptif d'un renü est complet et non fragmenté. Il n'est pas coupé de la Source. Son "voir" est plus étendu, plus élevé que celui d'un machi. Dans la culture mapuche, le sage ou "connaissant" (renü) peut éventuellement voir l'invisible, au même titre que le chaman (machi), mais sa vision est non seulement différente dans sa manifestation, mais aussi plus profonde et plus claire, non sujette aux tromperies du rêve ou de l'hallucination. De la même manière, un machi peut expérimenter des états transpersonnels de la conscience, voire des états proprement spirituels, mais il ne dépassera jamais les limites de la condition individuelle. Il n'en va pas de même du renü, dont l'archétype fondateur est celui du "divin maître", sorte d'avatar solaire où la force divine devient chair vive, lumière.
Il y a donc, chez le renü, une dimension métaphysique et transfiguristique que l'on ne trouve pas chez le machi, dont la perception certes considérable, est néanmoins limitée dans ses possibilités de connaissance, d'action et de moyens. Le machi peut n'être pas du tout un sage, tout juste un bricoleur de choses invisibles, enfermé dans la limite de sa condition. Aux compétences du machi, le renü ajoute celles de la sagesse systémique et donc, de la divine manifestation. Si le machi peut être défini comme un technicien de l'extase, le renü lui, est le technicien de la Source - sans doute d'en être devenu le parfait instrument. Dans cette tradition, étant capable du plus, il peut aussi le moins. Il connaît donc également les voies de l'extase et la signature des choses, mais toujours par la Source.
Ce que j'explique-là vaut aussi pour la différence existant entre un amauta et un yatiri aymara. L'amauta est un sage, le yatiri est un chaman. L'amauta possède les compétences d'un yatiri, mais augmentées d'une dimension métaphysique et d'un cœur connaissant pleinement actif (chuyma), organe d'une perception directe dont nous verrons plus loin la nature. L'inverse n'est vrai qu'imparfaitement et par conséquent, les compétences spirituelles des chamans ont une limite, rapidement atteinte et au-delà de laquelle une formation amautique ou formation de sagesse, s'avère nécessaire. C'est là l'initiation métaphysique proprement dite. Inutile de préciser que les courants néo-chamaniques modernes en sont dépourvus et que cette distinction leur échappe, bien qu'elle soit évidente.
Cette différence de vue est si claire chez Aukanaw, qu'il s'étonne de l'usage intempestif que l'on fait du mot chaman, chaque fois que l'on veut parler en occident d'une figure spirituelle indienne. Voici ce qu'il écrit, dans une correspondance privée autour du livre d'Hehaka Sapa :
"J'ai maintes fois lu dans la littérature moderne qu'on qualifiait Hehaka Sapa de "chaman" ; ceci n'est pas correct. N'oublions pas que le chaman est un simple technicien du sacré et que son chemin N'A PAS pour but la réalisation métaphysique. Hehaka Sapa [Black Elk ou Elan Noir] fut un saint homme qui se situait à un stade supérieur à celui d'un simple chaman, mais inférieur à celui d'un renü mapuche ou d'un amauta inca [sic], lesquels effectivement, poursuivent bien cet objectif. Ceci devient plus clair encore lorsqu'on constate l'incapacité d'Hehaka Sapa à traduire la vision qui pourrait sauver son peuple, comme il le reconnaît lui-même avec amertume."
Mais parfois aussi, ce sont les disciples du renü Aukanaw qui, commentant l'oeuvre du maître, en viennent à renier littéralement le chamanisme tel qu'il se présente aujourd'hui, sans doute à cause de la dégénérescence néo-spiritualiste où l'entraîne le new age :
« Le chamanisme N'EST PAS une ancienne Tradition Spirituelle primordiale partagée par les peuples originaires et qui aurait survécu, étant toujours en vigueur, parmi les seuls peuples aborigènes. En revanche, le chamanisme EST un ensemble résiduel, dégradé et déformé de la Tradition Spirituelle Aborigène. C'est la coquille brisée d'un œuf auquel manque son contenu et son essence. La Tradition Spirituelle Indigène ou Sagesse Aborigène est une chose, le chamanisme en est une autre bien distincte. Ce sont des choses aussi différentes qu'un bon repas peut l'être des reliefs pourris de celui-ci. […] La transmission de notre sagesse va au-delà du chamanisme, ce dernier ne conduit nulle part et permet seulement de 'promener' l'âme à l'intérieur des niveaux cosmiques, sans jamais comprendre vraiment ce qu'il en est. Seule la Sagesse des Anciens (kuifikeche) est la clef d'une vraie liberté. » (6).
Le but métaphysique de la réalisation spirituelle est ici bien posé. Il est parfaitement clair qu'en se bornant au seul "développement personnel" et au "chamanisme pour tous", le néo-chamanisme n'est en rien concerné par une sagesse indienne qu'il ne fait que singer et exploiter.
Reste que le machi est bel et bien un chaman mapuche - tout au moins si l'on accepte la vision qu'en donne Mircea Eliade. De nos jours, c'est une fonction devenue féminine et qui se transmet au travers d'un lignage gynécocratique. Les hommes en fuient la charge, à cause du regard social qui s'est occidentalisé et a profondément changé la psychologie indienne. Toujours exercée au sein d'une communauté, cette fonction était autrefois masculine, mais l'arrivée des colons en a modifié l'institution. Les mœurs mapuche heurtaient bien trop la sensibilité chrétienne. Incarnant la parité en un seul, les machis d'alors avaient coutume de s'habiller en femme et d'adopter un comportement qu'on qualifie aujourd'hui d'homosexuel, s'entourant toujours de trois ou quatre jeunes "maris". Intelligente mais non dépourvue d'altérations fatales, la féminisation de la fonction a permis d'éviter davantage de persécutions et de sauvegarder le savoir des machis.
Quant aux renüs, ils semblent avoir disparu ou s'être occultés. Sans doute sont-ils partis vers le Treng-Treng sacré, la montagne refuge où doivent accourir les hommes quand le cataclysme menace, et d'où proviennent tous les renüs. C'est là, dit-on, que se trouve leur confrérie ou école (Traw'n), dans la cité invisible à laquelle quelques chroniqueurs espagnols se sont référés en termes obscurs : la Cité des Césars ou Cité du Sommeil (Ll'mll'm), à laquelle préside le "Divin Maître" Marepuentü, qui reparaîtra au grand jour avant le retournement de toutes choses (7)... On retrouve ici l'un des grands thèmes de la sagesse indigène, celui de la Cité Éternelle ou Wiñay Marka des aymara, ou encore, la Cité de Cristal des kallawaya, dans les retraites secrètes de la cordillère d'Apolobamba et de la montagne sacrée Akhamani. Parfaitement cachée aux regards profanes devenus incapables de la voir, on entend seulement, certaine nuit de l'année, le chant envoûtant des déesses qui y demeurent et dansent sur les brumes.
La plupart des chercheurs et des voyageurs se sont contentés de quelques mentions et impressions concernant ce sujet. J'ai moi-même noté que mes amis indigènes disposaient d'un champ de perception plus sensible que celui d'un occidental, surtout lorsque je me trouvais dans des secteurs de Bolivie très éloignés de la "civilisation" moderne et ne disposant ni de téléphone, ni de radio, ni de télévision, ni de route, ni d'école.
C'est un phénomène très sensible chez le "petit peuple" non alphabétisé. Celui-ci est beaucoup plus réactif aux impressions spectrales, aux atmosphères subtiles, aux "énergies", dirait-on aujourd'hui. Ses rêves acquièrent également plus de sens. Ils sont plus "vrais" que les nôtres et peuvent parfois confiner au songe, permettant un dialogue avec les esprits sacrés, voire même, de lointains parents ou amis.
Dans son ouvrage intitulé La Mentalidad Araucana, consacré aux mapuche, Tomás Guevara, sans même être obligé de parler de chamans aux capacités exceptionnelles, présente ces activités perceptives comme étant l'ordinaire de la vie indigène :
"[...] les manifestations d'activité mentale qui se produisent dans le rêve de l'indien représentent des perceptions aussi réelles que celles de l'état de veille. Tout comme existait un corpus de règles traditionnelles régissant la vie éveillée, il existait aussi une méthode prolixe orientant vers l'utile la vie du sommeil" (8).
Cette sensibilité peut-être qualifiée de "chamanique", mais elle ne fait pas de chacun de ces hommes et femmes des chamans, puisqu'en effet, ces derniers ont un champ perceptif encore plus développé que celui de leurs congénères. Aukanaw précise d'ailleurs que les états chamaniques proprement dits diffèrent de l'état de rêve en ce qu'ils sont plus contrôlés et plus sûrs. Autrement dit, un élément de veille plus puissant s'immisce dans le rêve du chaman (9).
Voici ce qu'explique Juan Benigar à propos de la sensibilité des peuples d'Araucanie, autrement dit les mapuche, mais nous pourrions aussi dire la même chose des kallawaya, aymara, quechua, guarani, etc, dès lors que ceux-ci vivent encore selon leur tradition et ne sont pas occidentalisés :
" Si nous soumettons à l'examen le contenu des jugements causaux des mapuche, nous noterons chez eux deux groupes d'éléments fondamentalement différents. Au premier groupe appartiennent les phénomènes dont la vérification est accessible aux sens humains courants, et le second groupe se compose d'éléments qui s'élèvent au-dessus des facultés perceptives de l'homme commun actuel. En connaissance de cause et intentionnellement j'introduis cette nuance, car il n'est pas nécessaire que l'homme possède toujours ces cinq, six, sept, huit sens - nous n'en connaissons même pas le nombre exact - et il n'est pas impossible qu'existent certains hommes possédant des sens supplémentaires aux nôtres, tout comme il y en a à qui certains des sens ordinaires font défaut " (10).
Comme corollaire à ces considérations, j'observe, sans méchanceté aucune et sans vouloir heurter qui que ce soit, ce phénomène déroutant : indépendamment de toute plante de pouvoir, la sensibilité subtile des néo-chamanes occidentaux que j'ai pu rencontrer jusqu'ici n'atteint souvent qu'avec difficulté, celle du "petit peuple" indien. Sur le tableau de Aukanaw, elle se situe au même niveau. Elle n'est souvent compensée dans l'exercice chamanique que par la théâtralisation ou l'affabulation, et dans le meilleurs des cas, une simple imagination ou visualisation, qu'il conviendrait de ne pas confondre avec la capacité visionnaire en tant que telle.
C'est assez déconcertant, dans la mesure où n'importe quel indien non occidentalisé peut passer en Occident pour un chamane très qualifié, ce qui n'est pas le cas dans sa propre culture. Que dire alors du "néo-chaman occidental", qui n'atteint qu'exceptionnellement le niveau de sensibilité de l'indien ordinaire, sans même aborder les qualités perceptives exceptionnelles, requises pour l'exercice de la fonction ? Signe des temps, il règne dans tout ceci une très grande confusion. Mais peut-être n'avons-nous pas besoin d'autre chose, étant donné notre niveau actuel de perception.
Dans les zones urbaines, la différence du champ perceptif entre l'indien et l'homme moderne communs tend à disparaître, dans la mesure où l'indien s'occidentalise et se modernise lui aussi. Il semble que le mode de vie moderne altère considérablement la sensibilité, et qui plus est avec beaucoup de rapidité. Lucide quant à la santé spirituelle de son peuple, le renü Aukanaw commente lui-même cette partie de son tableau et reconnaît que :
" Malheureusement, ce panorama n'a survécu dans des régions isolées du Chili et du Neuquén, que jusqu'au milieu des années soixante-dix, chez des personnes âgées et quelques rares enfants. A partir de cette date le nombre de personnes possédant les qualités perceptives décrites a diminué si drastiquement qu'à la fin des années soixante-dix, il était réellement très difficile de rencontrer quelqu'un doté de ces capacités. La cause de ceci est très simple : à daté de ce moment furent réalisées des infrastructures routières qui permirent d'accéder chaque fois plus facilement au communautés autrefois isolées ; on installa aussi des relais de radio et de télévision, ainsi que l'électricité dans des endroits toujours plus reculés. Tous ces "progrès" de la "civilisation" permirent d'inoculer graduellement les éléments de la cosmovision occidentale moderne, lesquels, sans le filtrage adéquat d'un renü (sage ou prêtre mapuche) finirent par faire des ravages dans les structures sociales déjà affaiblies des mapuche ayant survécu à la "Conquête du Désert" ou "Pacification de l'Araucanie". Celle-ci était une conquête de la terre et des corps, mais celle-là en revanche, fut une conquête "médiatique" et moderniste qui emprisonna les esprits (ou les âmes, comme nous autres aimons à le dire). Ce processus a réussi, là où celui des missionnaires chrétiens - avec toute leur obstination - avait échoué " (11)
Le constat que la vie moderne altère non seulement les esprits, mais aussi les capacités perceptives, est une litanie que j'entends constamment chez mes amis kallawaya, aymara et quechua. J'en trouve même la trace dans certains travaux universitaires. C'est par exemple le cas des recherches d'un jeune professeur, Anders Burman, qui dans son Descolonización aymara, ritualidad y política (2006-2010), livre le sentiment sans équivoque du yatiri Don Valentín, concernant cette monstruosité de la modernité, qu'il perçoit comme une contamination du sacré :
" A cause de la pollution, [...] les gens d'aujourd'hui, ceux qui vivent en ville, on dirait qu'ils n'ont plus d'ajayu [âme]. C'est comme si les gens étaient ivres, égarés de leur ajayu " (12).
Et dans un autre passage, cette parole rapportée plus indirectement :
" [...] Don Valentín sent que la pensée occidentale et sa pratique sociale ont nuit à l'unité de la culture aymara. Les wa'kas de la campagne - incarnation dans le paysage aymara des pouvoirs natifs ancestraux - sont dans un état critique, à cause de leur colonisation par l'Eglise Catholique et elles ont été oubliées et abandonnées ; tandis que les wa'kas qui sont dans les villes ont été exposées à la modernité et à la vie urbaine. Don Valentín pense que le bruit, la pollution et la lumière électrique peuvent pousser à ce que les ajayus uywiris [esprits sacrés et ancestraux] de ces wa'kas, les abandonnent et se réfugient au sommet des montagnes où il n'y a pas de pollution" (13).
Les esprits de la nature que perçoit un regard qui "n'est pas prisonnier des yeux" fuient toute mécanisation de l'environnement, même les éoliennes des écologistes. Je ne puis ici que signaler ce thème sur lequel j'ai l'intention de revenir dans un autre contexte, celui des travaux incroyablement ignorés du kabbaliste Oscar Goldberg. Celui-ci assure en somme que la technique vise, par une substitution, à empêcher le miracle, la manifestation messianique de la Surnature, qui seule peut mettre fin à notre cycle destructeur.
Dans tous les cas, nous sommes prisonniers de la technique et tous nos sens s'en trouvent fortement affectés, voire totalement oblitérés, si l'on ajoute à cette pollution la cosmovision autarcique et meurtrière dans laquelle nous vivons. Que nous soyons chamans, initiés, traditionnels ou modernes, ordinaires ou éveillés, en tant qu'occidentaux, nous restons encore incapables de dépasser la vision "prisonnière des yeux". Nous nous en tenons donc à la conception, ou encore à la sentimentalité, au sein d'une sensorialité qui semble figée pour toujours, réglée sur un mode atrophié et définitif. Nous n'allons pas jusqu'à "voir" et "toucher", ce que nos esprits conçoivent comme étant la vie spirituelle. En raison de l'imaginal en berne de nos initiations, rares sont ceux à qui apparaissent les anges ou la Vierge Marie, par exemple.
Dans le même ouvrage d'Anders Burman, je trouve le témoignage très éloquent d'un jeune musicien aymara de El Alto surnommé Pachakuti, qui montre qu'il perçoit les effets du colonialisme jusque dans ses sens :
"Ils [les colonialistes] nous ont rendus aveugles, sourds et muets, et même incapables de sentir les odeurs et les saveurs. Ils nous ont fait penser comme eux. Ils ont fait taire la voix de notre Chuyma [cœur], Mais il est toujours là... Ils n'ont pas pu atteindre notre ajayu [âme]. S'ils y étaient parvenus, nous ne serions pas là, maintenant, debout comme des aymara". (14)
Penser comme nous, c'est être amené à percevoir aussi pauvrement que nous, et à faire taire le Chuyma, le "cœur", qui est pour les aymara le centre du traitement de la perception, le lieu qui reçoit les pensées et les émotions, sous forme de vents et d'odeurs.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion du cœur dans la cosmovision aymara, afin de mieux comprendre le processus perceptif, tel que décrit par l'indigène lui-même. Ici, je ne souhaite pas aborder un symbolisme, mais une opérativité et donc, c'est bien d'un centre majeur de l'anatomie subtile indigène qu'il est question, bien que celui-ci comporte, évidemment, une dimension symbolique et intellectuelle certaine.
Notons par exemple l'abondance de pectoraux, généralement en or, ornés de chakanas, et plus souvent encore, en forme de tête solarisée, humaine ou félidée. Ce symbolisme est l'évocation d'une présence radiante et reliante au niveau du cœur, présence qui peut parler, penser, entendre, voir, sentir... D'autre part, l'homme-médecine porte croisée sur le cœur, la chuspa dans laquelle il transporte ses objets sacrés et ses remèdes. Une autre petite bourse (la chuspita) est accrochée à son cou, reposant en permanence sur son cœur. Elle contient la coca sacrée. De même, le mallku (autorité aymara) porte le chicote (fouet avec lequel il rend justice) croisé sur son cœur. La fronde du gardien de lamas est portée de même, et c'est aussi un objet magique qui agit à distance et chasse au loin les maux.
Lorsque je parle de centre subtil majeur à propos du chuyma, je suppose que mon lecteur, familier du bazar ésotérique mondial, va immédiatement penser à une sorte de chakra. Les quechua utilisent à ce propos un terme perceptif et parlent d'un "œil", ñawi, plutôt que d'un chakra, ainsi que nous le faisons dans "nos" traditions, devenues incomplètes. Ce centre est donc appelé par eux sunqu ñawi, autrement dit : "œil du cœur". Les aymara quant à eux utiliseront la même astuce lexicale en évoquant le chuyma nayra, l'"œil du cœur".
La notion de chuyma est en réalité bien plus complexe qu'elle en a l'air et notons d'ores et déjà que ce mot que les aymara traduisent le plus souvent par "cœur" (corazón) lorsqu'ils parlent en espagnol de leur cosmovision, signifie en réalité "poumon". En effet, le "coeur" ne se dit pas chuyma en aymara, mais lluqu. Chuyma est pourtant interprété comme le cœur, alors qu'il désigne un organe subtil couvrant l'ensemble du thorax. Bien entendu, le cœur et les poumons sont reliés aux manifestations de la vie, et par conséquent à l'âme, que les aymara appellent ajayu, et qui, selon les maîtres, se divise en différents aspects allant de trois à cinq. Je vais éviter d'entrer trop dans les détails et simplement me limiter pour l'instant au concept assez vague d'ajayu en tant qu'il s'agit de l'âme. Celle-ci, bien que présente dans tout le corps, de la pointe des cheveux aux orteils et au-delà, dispose d'un organe privilégié appelé chuyma. C'est un organe relié au souffle et à la respiration, ce qui évoque bien évidemment tout un symbolisme et une opérativité, connus d'un très grand nombre de traditions, du sud au nord et de l'ouest à l'est de la planète...
Nous trouvons diverses expressions aymara où le mot chuyma souligne des qualités de l'esprit, indicatrices de ce qu'est le cœur. Par exemple, l'expression chuymawisa veut dire "fou", "insensé". Wisa peut être traduit par "dépourvu de", et donc, littéralement, chuymawisa indique une personne dépourvue de chuyma. On voit qu'ici, chuyma prend la connotation d'une raison, d'une pensée cohérente. Une autre expression aymara est chuymani, ou "ni" veut dire grosso modo "ce/celui qui a" (du chuyma). Le mot est traduit par "censé", "prudent", "mature". Ici encore, chuyma évoque la raison, le sens commun.
Il est évident que chuyma devient pour nous sémantiquement très flou, lorsque nous découvrons que ce terme exprime aussi l'affectivité, comme dans l'expression qala chuyma (insensible) ou jani chuymani (sans âme, sans conscience morale). Ici en effet, nous voyons que chuyma se réfère au domaine de l'émotion et même de la morale.
Nous avons donc des références au domaine de la raison et de la pensée, aussi bien que des références au domaine des sentiments et des émotions, ce qui est typiquement andin. Par exemple, le philosophe puquina Javier Lajo (15) valorise fortement des concepts en forme d'oxymore, tel que celui de "raison passionnée". Nombre d'observateurs de la vie andine parlent, à propos des indiens, de leur très grande "intelligence émotionnelle". La notion d'"intuition intellectuelle" relève également d'une pensée chuyma, bien qu'elle concerne davantage les amautas que les yatiris.
Celui qui parle une langue européenne n'est pas habitué à conceptualiser ce qui est censé résider dans la tête et ce qui est relatif au cœur en même temps, dans la mesure où l'on s'en tient bien sûr à la conception profane du cœur comme centre des émotions, plutôt que centre de l'être. Pour parler en termes plus modernes, il est difficile pour un européen de faire entrer dans une seule catégorie conceptuelle et sous les mêmes termes lexicaux ce qui relève des hémisphères cérébraux droit et gauche. Mais chuyma semble embrasser ici la vie de l'être humain sous son profil rationnel et cognitif, aussi bien que sous son versant affectif et moral.
Commentons tout d'abord le haut du tableau, où apparaissent deux notions encore inconnues de nous, celle du renü et celle du machi. Ce sont, respectivement, les figures du sage et du chaman dans la culture mapuche. Aukanaw a souvent insisté sur la différence existant entre ces deux personnages. Il les a fréquemment comparés à l'amauta et au yatiri de la culture andine des hauts-plateaux, car c'est une distinction que l'on retrouve dans plusieurs cultures indigènes de cette région du monde.
Sur ce tableau, nous constatons que le champ perceptif d'un renü est complet et non fragmenté. Il n'est pas coupé de la Source. Son "voir" est plus étendu, plus élevé que celui d'un machi. Dans la culture mapuche, le sage ou "connaissant" (renü) peut éventuellement voir l'invisible, au même titre que le chaman (machi), mais sa vision est non seulement différente dans sa manifestation, mais aussi plus profonde et plus claire, non sujette aux tromperies du rêve ou de l'hallucination. De la même manière, un machi peut expérimenter des états transpersonnels de la conscience, voire des états proprement spirituels, mais il ne dépassera jamais les limites de la condition individuelle. Il n'en va pas de même du renü, dont l'archétype fondateur est celui du "divin maître", sorte d'avatar solaire où la force divine devient chair vive, lumière.
Il y a donc, chez le renü, une dimension métaphysique et transfiguristique que l'on ne trouve pas chez le machi, dont la perception certes considérable, est néanmoins limitée dans ses possibilités de connaissance, d'action et de moyens. Le machi peut n'être pas du tout un sage, tout juste un bricoleur de choses invisibles, enfermé dans la limite de sa condition. Aux compétences du machi, le renü ajoute celles de la sagesse systémique et donc, de la divine manifestation. Si le machi peut être défini comme un technicien de l'extase, le renü lui, est le technicien de la Source - sans doute d'en être devenu le parfait instrument. Dans cette tradition, étant capable du plus, il peut aussi le moins. Il connaît donc également les voies de l'extase et la signature des choses, mais toujours par la Source.
Ce que j'explique-là vaut aussi pour la différence existant entre un amauta et un yatiri aymara. L'amauta est un sage, le yatiri est un chaman. L'amauta possède les compétences d'un yatiri, mais augmentées d'une dimension métaphysique et d'un cœur connaissant pleinement actif (chuyma), organe d'une perception directe dont nous verrons plus loin la nature. L'inverse n'est vrai qu'imparfaitement et par conséquent, les compétences spirituelles des chamans ont une limite, rapidement atteinte et au-delà de laquelle une formation amautique ou formation de sagesse, s'avère nécessaire. C'est là l'initiation métaphysique proprement dite. Inutile de préciser que les courants néo-chamaniques modernes en sont dépourvus et que cette distinction leur échappe, bien qu'elle soit évidente.
Cette différence de vue est si claire chez Aukanaw, qu'il s'étonne de l'usage intempestif que l'on fait du mot chaman, chaque fois que l'on veut parler en occident d'une figure spirituelle indienne. Voici ce qu'il écrit, dans une correspondance privée autour du livre d'Hehaka Sapa :
"J'ai maintes fois lu dans la littérature moderne qu'on qualifiait Hehaka Sapa de "chaman" ; ceci n'est pas correct. N'oublions pas que le chaman est un simple technicien du sacré et que son chemin N'A PAS pour but la réalisation métaphysique. Hehaka Sapa [Black Elk ou Elan Noir] fut un saint homme qui se situait à un stade supérieur à celui d'un simple chaman, mais inférieur à celui d'un renü mapuche ou d'un amauta inca [sic], lesquels effectivement, poursuivent bien cet objectif. Ceci devient plus clair encore lorsqu'on constate l'incapacité d'Hehaka Sapa à traduire la vision qui pourrait sauver son peuple, comme il le reconnaît lui-même avec amertume."
Mais parfois aussi, ce sont les disciples du renü Aukanaw qui, commentant l'oeuvre du maître, en viennent à renier littéralement le chamanisme tel qu'il se présente aujourd'hui, sans doute à cause de la dégénérescence néo-spiritualiste où l'entraîne le new age :
« Le chamanisme N'EST PAS une ancienne Tradition Spirituelle primordiale partagée par les peuples originaires et qui aurait survécu, étant toujours en vigueur, parmi les seuls peuples aborigènes. En revanche, le chamanisme EST un ensemble résiduel, dégradé et déformé de la Tradition Spirituelle Aborigène. C'est la coquille brisée d'un œuf auquel manque son contenu et son essence. La Tradition Spirituelle Indigène ou Sagesse Aborigène est une chose, le chamanisme en est une autre bien distincte. Ce sont des choses aussi différentes qu'un bon repas peut l'être des reliefs pourris de celui-ci. […] La transmission de notre sagesse va au-delà du chamanisme, ce dernier ne conduit nulle part et permet seulement de 'promener' l'âme à l'intérieur des niveaux cosmiques, sans jamais comprendre vraiment ce qu'il en est. Seule la Sagesse des Anciens (kuifikeche) est la clef d'une vraie liberté. » (6).
Le but métaphysique de la réalisation spirituelle est ici bien posé. Il est parfaitement clair qu'en se bornant au seul "développement personnel" et au "chamanisme pour tous", le néo-chamanisme n'est en rien concerné par une sagesse indienne qu'il ne fait que singer et exploiter.
Reste que le machi est bel et bien un chaman mapuche - tout au moins si l'on accepte la vision qu'en donne Mircea Eliade. De nos jours, c'est une fonction devenue féminine et qui se transmet au travers d'un lignage gynécocratique. Les hommes en fuient la charge, à cause du regard social qui s'est occidentalisé et a profondément changé la psychologie indienne. Toujours exercée au sein d'une communauté, cette fonction était autrefois masculine, mais l'arrivée des colons en a modifié l'institution. Les mœurs mapuche heurtaient bien trop la sensibilité chrétienne. Incarnant la parité en un seul, les machis d'alors avaient coutume de s'habiller en femme et d'adopter un comportement qu'on qualifie aujourd'hui d'homosexuel, s'entourant toujours de trois ou quatre jeunes "maris". Intelligente mais non dépourvue d'altérations fatales, la féminisation de la fonction a permis d'éviter davantage de persécutions et de sauvegarder le savoir des machis.
Quant aux renüs, ils semblent avoir disparu ou s'être occultés. Sans doute sont-ils partis vers le Treng-Treng sacré, la montagne refuge où doivent accourir les hommes quand le cataclysme menace, et d'où proviennent tous les renüs. C'est là, dit-on, que se trouve leur confrérie ou école (Traw'n), dans la cité invisible à laquelle quelques chroniqueurs espagnols se sont référés en termes obscurs : la Cité des Césars ou Cité du Sommeil (Ll'mll'm), à laquelle préside le "Divin Maître" Marepuentü, qui reparaîtra au grand jour avant le retournement de toutes choses (7)... On retrouve ici l'un des grands thèmes de la sagesse indigène, celui de la Cité Éternelle ou Wiñay Marka des aymara, ou encore, la Cité de Cristal des kallawaya, dans les retraites secrètes de la cordillère d'Apolobamba et de la montagne sacrée Akhamani. Parfaitement cachée aux regards profanes devenus incapables de la voir, on entend seulement, certaine nuit de l'année, le chant envoûtant des déesses qui y demeurent et dansent sur les brumes.
Étudions maintenant le bas du tableau que nous propose le renü Aukanaw. Ce qui retient l'attention en tout premier lieu, c'est le champ de perception très étroit dont dispose l'homme moderne, lorsqu'on le compare à celui de l'indien moyen. J'ai déjà développé ce thème dans les notes de l'article intitulé Arraché aux tambours de l'orage, mais je doute qu'on m'ait pris au sérieux sur cette question précise. Il est clair qu'en tant qu'occidentaux, nous pensons que le cerveau, les yeux, les oreilles, etc, fonctionnent partout dans le monde de la même façon et selon un spectre à peu près identique. Il est non seulement très difficile de nous convaincre qu'il n'en est rien, mais plus compliqué encore de réaliser que tout ceci dissimule un message et des opérativités d'une portée considérable. Toutefois, faute de protocole fiable, les anthropologues n'ont pas, à ce jour, réussi à mettre en lumière ce phénomène aussi évident que significatif.
La plupart des chercheurs et des voyageurs se sont contentés de quelques mentions et impressions concernant ce sujet. J'ai moi-même noté que mes amis indigènes disposaient d'un champ de perception plus sensible que celui d'un occidental, surtout lorsque je me trouvais dans des secteurs de Bolivie très éloignés de la "civilisation" moderne et ne disposant ni de téléphone, ni de radio, ni de télévision, ni de route, ni d'école.
C'est un phénomène très sensible chez le "petit peuple" non alphabétisé. Celui-ci est beaucoup plus réactif aux impressions spectrales, aux atmosphères subtiles, aux "énergies", dirait-on aujourd'hui. Ses rêves acquièrent également plus de sens. Ils sont plus "vrais" que les nôtres et peuvent parfois confiner au songe, permettant un dialogue avec les esprits sacrés, voire même, de lointains parents ou amis.
Dans son ouvrage intitulé La Mentalidad Araucana, consacré aux mapuche, Tomás Guevara, sans même être obligé de parler de chamans aux capacités exceptionnelles, présente ces activités perceptives comme étant l'ordinaire de la vie indigène :
"[...] les manifestations d'activité mentale qui se produisent dans le rêve de l'indien représentent des perceptions aussi réelles que celles de l'état de veille. Tout comme existait un corpus de règles traditionnelles régissant la vie éveillée, il existait aussi une méthode prolixe orientant vers l'utile la vie du sommeil" (8).
Cette sensibilité peut-être qualifiée de "chamanique", mais elle ne fait pas de chacun de ces hommes et femmes des chamans, puisqu'en effet, ces derniers ont un champ perceptif encore plus développé que celui de leurs congénères. Aukanaw précise d'ailleurs que les états chamaniques proprement dits diffèrent de l'état de rêve en ce qu'ils sont plus contrôlés et plus sûrs. Autrement dit, un élément de veille plus puissant s'immisce dans le rêve du chaman (9).
Voici ce qu'explique Juan Benigar à propos de la sensibilité des peuples d'Araucanie, autrement dit les mapuche, mais nous pourrions aussi dire la même chose des kallawaya, aymara, quechua, guarani, etc, dès lors que ceux-ci vivent encore selon leur tradition et ne sont pas occidentalisés :
" Si nous soumettons à l'examen le contenu des jugements causaux des mapuche, nous noterons chez eux deux groupes d'éléments fondamentalement différents. Au premier groupe appartiennent les phénomènes dont la vérification est accessible aux sens humains courants, et le second groupe se compose d'éléments qui s'élèvent au-dessus des facultés perceptives de l'homme commun actuel. En connaissance de cause et intentionnellement j'introduis cette nuance, car il n'est pas nécessaire que l'homme possède toujours ces cinq, six, sept, huit sens - nous n'en connaissons même pas le nombre exact - et il n'est pas impossible qu'existent certains hommes possédant des sens supplémentaires aux nôtres, tout comme il y en a à qui certains des sens ordinaires font défaut " (10).
Comme corollaire à ces considérations, j'observe, sans méchanceté aucune et sans vouloir heurter qui que ce soit, ce phénomène déroutant : indépendamment de toute plante de pouvoir, la sensibilité subtile des néo-chamanes occidentaux que j'ai pu rencontrer jusqu'ici n'atteint souvent qu'avec difficulté, celle du "petit peuple" indien. Sur le tableau de Aukanaw, elle se situe au même niveau. Elle n'est souvent compensée dans l'exercice chamanique que par la théâtralisation ou l'affabulation, et dans le meilleurs des cas, une simple imagination ou visualisation, qu'il conviendrait de ne pas confondre avec la capacité visionnaire en tant que telle.
C'est assez déconcertant, dans la mesure où n'importe quel indien non occidentalisé peut passer en Occident pour un chamane très qualifié, ce qui n'est pas le cas dans sa propre culture. Que dire alors du "néo-chaman occidental", qui n'atteint qu'exceptionnellement le niveau de sensibilité de l'indien ordinaire, sans même aborder les qualités perceptives exceptionnelles, requises pour l'exercice de la fonction ? Signe des temps, il règne dans tout ceci une très grande confusion. Mais peut-être n'avons-nous pas besoin d'autre chose, étant donné notre niveau actuel de perception.
Dans les zones urbaines, la différence du champ perceptif entre l'indien et l'homme moderne communs tend à disparaître, dans la mesure où l'indien s'occidentalise et se modernise lui aussi. Il semble que le mode de vie moderne altère considérablement la sensibilité, et qui plus est avec beaucoup de rapidité. Lucide quant à la santé spirituelle de son peuple, le renü Aukanaw commente lui-même cette partie de son tableau et reconnaît que :
" Malheureusement, ce panorama n'a survécu dans des régions isolées du Chili et du Neuquén, que jusqu'au milieu des années soixante-dix, chez des personnes âgées et quelques rares enfants. A partir de cette date le nombre de personnes possédant les qualités perceptives décrites a diminué si drastiquement qu'à la fin des années soixante-dix, il était réellement très difficile de rencontrer quelqu'un doté de ces capacités. La cause de ceci est très simple : à daté de ce moment furent réalisées des infrastructures routières qui permirent d'accéder chaque fois plus facilement au communautés autrefois isolées ; on installa aussi des relais de radio et de télévision, ainsi que l'électricité dans des endroits toujours plus reculés. Tous ces "progrès" de la "civilisation" permirent d'inoculer graduellement les éléments de la cosmovision occidentale moderne, lesquels, sans le filtrage adéquat d'un renü (sage ou prêtre mapuche) finirent par faire des ravages dans les structures sociales déjà affaiblies des mapuche ayant survécu à la "Conquête du Désert" ou "Pacification de l'Araucanie". Celle-ci était une conquête de la terre et des corps, mais celle-là en revanche, fut une conquête "médiatique" et moderniste qui emprisonna les esprits (ou les âmes, comme nous autres aimons à le dire). Ce processus a réussi, là où celui des missionnaires chrétiens - avec toute leur obstination - avait échoué " (11)
Le constat que la vie moderne altère non seulement les esprits, mais aussi les capacités perceptives, est une litanie que j'entends constamment chez mes amis kallawaya, aymara et quechua. J'en trouve même la trace dans certains travaux universitaires. C'est par exemple le cas des recherches d'un jeune professeur, Anders Burman, qui dans son Descolonización aymara, ritualidad y política (2006-2010), livre le sentiment sans équivoque du yatiri Don Valentín, concernant cette monstruosité de la modernité, qu'il perçoit comme une contamination du sacré :
" A cause de la pollution, [...] les gens d'aujourd'hui, ceux qui vivent en ville, on dirait qu'ils n'ont plus d'ajayu [âme]. C'est comme si les gens étaient ivres, égarés de leur ajayu " (12).
Et dans un autre passage, cette parole rapportée plus indirectement :
" [...] Don Valentín sent que la pensée occidentale et sa pratique sociale ont nuit à l'unité de la culture aymara. Les wa'kas de la campagne - incarnation dans le paysage aymara des pouvoirs natifs ancestraux - sont dans un état critique, à cause de leur colonisation par l'Eglise Catholique et elles ont été oubliées et abandonnées ; tandis que les wa'kas qui sont dans les villes ont été exposées à la modernité et à la vie urbaine. Don Valentín pense que le bruit, la pollution et la lumière électrique peuvent pousser à ce que les ajayus uywiris [esprits sacrés et ancestraux] de ces wa'kas, les abandonnent et se réfugient au sommet des montagnes où il n'y a pas de pollution" (13).
Les esprits de la nature que perçoit un regard qui "n'est pas prisonnier des yeux" fuient toute mécanisation de l'environnement, même les éoliennes des écologistes. Je ne puis ici que signaler ce thème sur lequel j'ai l'intention de revenir dans un autre contexte, celui des travaux incroyablement ignorés du kabbaliste Oscar Goldberg. Celui-ci assure en somme que la technique vise, par une substitution, à empêcher le miracle, la manifestation messianique de la Surnature, qui seule peut mettre fin à notre cycle destructeur.
Dans tous les cas, nous sommes prisonniers de la technique et tous nos sens s'en trouvent fortement affectés, voire totalement oblitérés, si l'on ajoute à cette pollution la cosmovision autarcique et meurtrière dans laquelle nous vivons. Que nous soyons chamans, initiés, traditionnels ou modernes, ordinaires ou éveillés, en tant qu'occidentaux, nous restons encore incapables de dépasser la vision "prisonnière des yeux". Nous nous en tenons donc à la conception, ou encore à la sentimentalité, au sein d'une sensorialité qui semble figée pour toujours, réglée sur un mode atrophié et définitif. Nous n'allons pas jusqu'à "voir" et "toucher", ce que nos esprits conçoivent comme étant la vie spirituelle. En raison de l'imaginal en berne de nos initiations, rares sont ceux à qui apparaissent les anges ou la Vierge Marie, par exemple.
Dans le même ouvrage d'Anders Burman, je trouve le témoignage très éloquent d'un jeune musicien aymara de El Alto surnommé Pachakuti, qui montre qu'il perçoit les effets du colonialisme jusque dans ses sens :
"Ils [les colonialistes] nous ont rendus aveugles, sourds et muets, et même incapables de sentir les odeurs et les saveurs. Ils nous ont fait penser comme eux. Ils ont fait taire la voix de notre Chuyma [cœur], Mais il est toujours là... Ils n'ont pas pu atteindre notre ajayu [âme]. S'ils y étaient parvenus, nous ne serions pas là, maintenant, debout comme des aymara". (14)
Penser comme nous, c'est être amené à percevoir aussi pauvrement que nous, et à faire taire le Chuyma, le "cœur", qui est pour les aymara le centre du traitement de la perception, le lieu qui reçoit les pensées et les émotions, sous forme de vents et d'odeurs.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion du cœur dans la cosmovision aymara, afin de mieux comprendre le processus perceptif, tel que décrit par l'indigène lui-même. Ici, je ne souhaite pas aborder un symbolisme, mais une opérativité et donc, c'est bien d'un centre majeur de l'anatomie subtile indigène qu'il est question, bien que celui-ci comporte, évidemment, une dimension symbolique et intellectuelle certaine.
Notons par exemple l'abondance de pectoraux, généralement en or, ornés de chakanas, et plus souvent encore, en forme de tête solarisée, humaine ou félidée. Ce symbolisme est l'évocation d'une présence radiante et reliante au niveau du cœur, présence qui peut parler, penser, entendre, voir, sentir... D'autre part, l'homme-médecine porte croisée sur le cœur, la chuspa dans laquelle il transporte ses objets sacrés et ses remèdes. Une autre petite bourse (la chuspita) est accrochée à son cou, reposant en permanence sur son cœur. Elle contient la coca sacrée. De même, le mallku (autorité aymara) porte le chicote (fouet avec lequel il rend justice) croisé sur son cœur. La fronde du gardien de lamas est portée de même, et c'est aussi un objet magique qui agit à distance et chasse au loin les maux.
Lorsque je parle de centre subtil majeur à propos du chuyma, je suppose que mon lecteur, familier du bazar ésotérique mondial, va immédiatement penser à une sorte de chakra. Les quechua utilisent à ce propos un terme perceptif et parlent d'un "œil", ñawi, plutôt que d'un chakra, ainsi que nous le faisons dans "nos" traditions, devenues incomplètes. Ce centre est donc appelé par eux sunqu ñawi, autrement dit : "œil du cœur". Les aymara quant à eux utiliseront la même astuce lexicale en évoquant le chuyma nayra, l'"œil du cœur".
La notion de chuyma est en réalité bien plus complexe qu'elle en a l'air et notons d'ores et déjà que ce mot que les aymara traduisent le plus souvent par "cœur" (corazón) lorsqu'ils parlent en espagnol de leur cosmovision, signifie en réalité "poumon". En effet, le "coeur" ne se dit pas chuyma en aymara, mais lluqu. Chuyma est pourtant interprété comme le cœur, alors qu'il désigne un organe subtil couvrant l'ensemble du thorax. Bien entendu, le cœur et les poumons sont reliés aux manifestations de la vie, et par conséquent à l'âme, que les aymara appellent ajayu, et qui, selon les maîtres, se divise en différents aspects allant de trois à cinq. Je vais éviter d'entrer trop dans les détails et simplement me limiter pour l'instant au concept assez vague d'ajayu en tant qu'il s'agit de l'âme. Celle-ci, bien que présente dans tout le corps, de la pointe des cheveux aux orteils et au-delà, dispose d'un organe privilégié appelé chuyma. C'est un organe relié au souffle et à la respiration, ce qui évoque bien évidemment tout un symbolisme et une opérativité, connus d'un très grand nombre de traditions, du sud au nord et de l'ouest à l'est de la planète...
Nous trouvons diverses expressions aymara où le mot chuyma souligne des qualités de l'esprit, indicatrices de ce qu'est le cœur. Par exemple, l'expression chuymawisa veut dire "fou", "insensé". Wisa peut être traduit par "dépourvu de", et donc, littéralement, chuymawisa indique une personne dépourvue de chuyma. On voit qu'ici, chuyma prend la connotation d'une raison, d'une pensée cohérente. Une autre expression aymara est chuymani, ou "ni" veut dire grosso modo "ce/celui qui a" (du chuyma). Le mot est traduit par "censé", "prudent", "mature". Ici encore, chuyma évoque la raison, le sens commun.
Il est évident que chuyma devient pour nous sémantiquement très flou, lorsque nous découvrons que ce terme exprime aussi l'affectivité, comme dans l'expression qala chuyma (insensible) ou jani chuymani (sans âme, sans conscience morale). Ici en effet, nous voyons que chuyma se réfère au domaine de l'émotion et même de la morale.
Nous avons donc des références au domaine de la raison et de la pensée, aussi bien que des références au domaine des sentiments et des émotions, ce qui est typiquement andin. Par exemple, le philosophe puquina Javier Lajo (15) valorise fortement des concepts en forme d'oxymore, tel que celui de "raison passionnée". Nombre d'observateurs de la vie andine parlent, à propos des indiens, de leur très grande "intelligence émotionnelle". La notion d'"intuition intellectuelle" relève également d'une pensée chuyma, bien qu'elle concerne davantage les amautas que les yatiris.
Celui qui parle une langue européenne n'est pas habitué à conceptualiser ce qui est censé résider dans la tête et ce qui est relatif au cœur en même temps, dans la mesure où l'on s'en tient bien sûr à la conception profane du cœur comme centre des émotions, plutôt que centre de l'être. Pour parler en termes plus modernes, il est difficile pour un européen de faire entrer dans une seule catégorie conceptuelle et sous les mêmes termes lexicaux ce qui relève des hémisphères cérébraux droit et gauche. Mais chuyma semble embrasser ici la vie de l'être humain sous son profil rationnel et cognitif, aussi bien que sous son versant affectif et moral.
Pour bien comprendre le chuyma et sa fonction, souvenons-nous que pour les aymara, les pensées et les émotions ne sont pas des productions endogènes de notre cerveau ou de nos viscères. Nous ne sommes pas des êtres atomisés mais inter-connectés en permanence. Les pensées et les émotions ne naissent pas en nous, elles nous pénètrent par le souffle, les odeurs, la respiration, pour être traitées ensuite par le chuyma. C'est très exactement ce que disait plus haut le jeune Pachakuti. Non seulement il accusait les colonialistes d'avoir fait taire son chuyma, mais aussi de l'avoir rendu incapable de sentir les odeurs et les saveurs.
Il va de soi que pour les aymara, ces termes désignent beaucoup plus qu'un simple exercice de l'odorat ou du goût. C'est une désignation de toute l'activité animique, y compris le fait de penser et ressentir. C'est pourquoi le fait de souffler sur des objets ou des personnes, les odeurs et les fumées, le vent et la respiration, ont autant d'importance dans les rituels andins. Les kallawaya disposent d'un allié spécial, exclusivement consacré à la gestion des vents pendant les cérémonies. Il s'appelle Ankari. C'est le vent messager. Il y a des vents pour chaque lieu, chaque personne, chaque chose, chaque pensée, chaque émotion, chaque désir. Le yatiri Don Carlos exprime tout cela en termes très directs :
"Les gens ne se rendent pas compte. Les gens sont des incapables. Ils sont devenus plus idiots que jamais. [...] Ils croient que les pensées viennent comme ça, c'est tout. Ils ne comprennent pas que les ajayus uywiris nous font penser avec le vent et les odeurs" (16).
Cette façon de percevoir les choses est aux antipodes de ce dont nous sommes coutumiers. Pour nous, les pensées et les émotions sont générées à l'intérieur de nos personnes et par nos organes. Elles ne sont pas extérieures. Mais lorsqu'un amauta s'isole dans un lieu sacré pour pouvoir mieux réfléchir, il ne considère pas cette activité comme étant uniquement le fruit de son cerveau. D'emblée, il est déjà une pensée de la terre. C'est-à-dire que lorsque nous pensons, nous pensons non pas isolément, mais avec le lieu où nous nous trouvons et tout l'environnement. Or ceci, nous ne le percevons plus du tout. Nous sommes désormais fragmentés, rétrécis, atomisés.
Au pied de la montagne sacrée, la montagne pense avec nous, nous inspire, nous conseille. Il est difficile de trouver en occident quelque chose de comparable à cette conception et à tout bien y réfléchir, une telle manière d'envisager les choses ne peut avoir que des incidences très importantes sur la sensorialité, déverrouillant la perception.
Le seul exemple que je puisse évoquer pour établir une bien maigre comparaison, c'est le besoin de l'artiste ou du philosophe de se retrouver dans un endroit particulier qu'il affectionne pour pouvoir travailler. Le lieu où il se trouve l'aide donc effectivement à mieux travailler. On ne pense pas de la même manière, selon qu'on se trouve à Paris ou à Tiwanaku, assis près de la source ou coincé dans les embouteillages ; c'est on ne peut plus évident. Mais dans la pensée aymara, le lieu n'est pas une chose morte où l'on est seul en vie, il est un interlocuteur, un esprit qui participe au nôtre et s'introduit dans notre corps et notre esprit par la respiration. C'est quasiment une personne dont on ressent la présence dans l'atmosphère et le souffle du lieu, souffle qui nous pense en même temps que nous le pensons.
L'arbre contre lequel je m'appuie pour méditer médite avec moi. L'esprit n'est pas seulement dans le corps, le corps est aussi dans l'esprit et il y a des esprits partout, pas seulement chez les êtres humains. Comme on le constate dans de nombreuses traditions, l'air, le vent, la respiration, sont esprit. Dans le Livre de la Genèse, c'est, par exemple, en soufflant sur notre glaise, que Dieu nous donne vie. En hébreu, en arabe, en grec, un même mot désigne l'esprit et le souffle. Le ritualiste aymara souffle sur les feuilles de coca avant de les offrir, les imprégnant de son ajayu. Le vent qui emporte l'offrande, mêle son souffle à celui du chaman. Et tout cela forme une relation, une unité en acte, par le souffle, par l'esprit.
Prenons un autre exemple illustrant à quel point nos paradigmes pèsent sur nos perceptions. C'est d'ailleurs un tel handicap qu'à l'heure de l'apprentissage, les maîtres indigènes se moquent souvent de nous, s'étonnant que nous ne puissions comprendre des choses aussi élémentaires pour eux.
Imaginons que nous soyons dans les Andes en compagnie d'un yatiri et que celui-ci nous demande, parlant en espagnol, de nous connecter à la montagne, ou bien encore au lac, ou à l'arbre. Immédiatement se met en place en nous un mécanisme qui atrophie la perception. Nous nous mettons à vouloir relier un être qui est ici, à cette chose qui est là-bas. Si nous sommes un peu plus sensible que la moyenne et admettons que la gnoséologie et l'ontologie ne sont pas des monopoles humains, nous imaginons connecter cet être qui est ici, à cet être qui est là-bas. Mais en réalité nous n'y sommes pas du tout.
Lorsque les maîtres parlent de se connecter à la montagne, en utilisant la langue aymara au lieu de l'espagnol, on comprend de suite la méprise. Pour désigner la relation qui s'établit, ils choisissent des termes comme mayisthapita ou encore mayachata. Ce sont des expressions construites sur le mot maya qui signifie "un". Il s'agit donc dès le départ de réaliser que l'être véritable n'est pas ici ou là-bas, mais qu'il est dans l'acte de relation. Se connecter aux ajayus uywiris signifie que l'on forme avec eux un ensemble, comme le cœur et le pied font partie du même corps. En participant à un rituel où s'échangent les vents, les souffles, les odeurs et les flux de vie, les ayajus uywiris et les êtres humains deviennent un seul souffle, la grande respiration.
Pour un occidental, comprendre et percevoir réellement cela relève de la prouesse et du prodige, dans la mesure où nos cosmovisions tendent à nous atomiser et à fragmenter toute notre perception.
J'espère, par cet exposé, avoir fait prendre conscience, aussi peu que ce soit, de l'énorme poids de nos paradigmes et de nos modes de vie moderne sur toute notre sensorialité. J'espère aussi avoir communiqué quelques pistes de réflexion et de méditation utiles.
C'est un sujet très important. A ce jour, les grandes entreprises qui exploitent et détruisent les forêts et les guerriers écologistes qui dorment dans les arbres pour éviter qu'on les coupe, sont en réalité parfaitement d'accord sur ce que désigne le mot "arbre". C'est là notre grand drame.
NOTES
(1) Aukanaw, La Ciencia Secreta de los Mapuche, editorial AukaMapu, primera edición digital autorizada, 2013, p.12, "Chamanismo y hierología".
(2) Cette Tradition Primordiale est un concept d'autant plus évanescent que Frithjof Schuon et René Guénon l'assimilent bien trop souvent au courant hyperboréen du Nord. Ceci suffit à démontrer son caractère local, "indo-européen". Dans une brève et brillante démonstration qui pourrait faire l'objet de vastes développements, Aukanaw montre de façon très argumentée que la totalité du dispositif sacré des indiens des plaines a voyagé progressivement du Sud extrême du continent jusqu'au Nord. L'usage du tabac, dont la botanique démontre l'origine australe, la pipe sacrée, la hutte de sudation, les quatre déités naissant de la croix sacrée et même le mode d'habitation (le tipi) viennent de l'extrême Sud du continent et non du Nord polaire. "Lorsque j'ai examiné les rites sioux [sic] à la lumière de la tradition mapuche, j'ai été étonné en tout premier lieu par leur extraordinaire concordance, en particulier sur la pipe sacrée [kütra en mapudungun] et le inipi [truftrufn en mapudungun] ou hutte de sudation. Quelques années plus tard, en faisant des recherches sur nos plantes sacrées et en particulier sur le tabac, j'ai pu découvrir un fait fascinant : la pipe et les rites sioux [sic] qui en proviennent (inipi, etc) ne sont pas de simples concordances dues à la racine commune primordiale et extra-humaine de la connaissance spirituelle, mais elles sont très probablement d'origine mapuche" (Aukanaw, dans une correspondance privée). Au sujet de la Tradition Australe, voir ici et là.
(3) Erreur qualifiée de "très grave" par Aukanaw et dans laquelle, selon lui, n'importe quel paysan français ne serait pas tombé, du fait qu'il connaît la Nature aussi bien que l'indien. Aukanaw signale aussi une faute grossière commise par Guénon à propos des "animaux alliés", puis une autre, à propos de l’œuf de serpent. Sa conclusion est qu'il est bien difficile d'être pertinent dans ce domaine en se fondant exclusivement sur des livres et sans l'expérience directe de la vie aborigène. Néanmoins il reste mesuré dans ses critiques : "Au sujet de la Tradition Aborigène, Monsieur Schuon est allé plus loin que René Guénon. Même si tous deux sont limités sur ce point, puisqu'ils ne purent jamais s'écarter de leur manière occidentale de penser - fait qui est mis en évidence par leurs écrits - leurs œuvres sont d'une valeur certaine pour les questions de hiérologie." S'écarter de la manière occidentale de penser, qu'elle soit traditionnelle ou moderne, est donc la piste à suivre pour une meilleur compréhension de la sagesse aborigène. Autrement dit, dans une approche inter-traditionnelle de la sagesse, l'indien actuel ne doit pas seul se décoloniser. L'occidental doit aussi produire un très gros effort d'immersion et surveiller de très près, surtout s'il pense en être dépourvu, ses tendances colonialistes inconscientes, héritage négatif de son conditionnement culturel. Il ne suffit pas de se faire adopter par les "peaux-rouge" tout en continuant de vivre et de penser à l'occidentale, ainsi que le fit Monsieur Schuon. L'occidental doit lui aussi décoloniser sa pensée et abandonner son privilège épistémique, comme le rappelle Enrique Dussel. Il doit ouvrir les yeux sur ce que son propre monde fait de lui, en déceler les points de fixation qui l'empêchent d'accepter le "tout autre". Il ne doit surtout pas chercher seulement la ressemblance, mais aussi la différence, complétant son masintin interculturel par un rapport yanantin. C'est la meilleur aide qu'il nous soit possible d'apporter à la sauvegarde de la culture indienne. Ce n'est qu'à ce titre que nous pouvons prétendre en comprendre la sagesse, qui est réellement pour nous, l'altérité radicale.
(4) Aukanaw s'appuie sur l'édition suivante : "Le présent travail de Frithjof Schuon fut publié en introduction au Livre The Sacred Pipe, Black Elk's Acount of the Seven Rites of the Oglala Sioux par Joseph Epes Brown, University of Oklahoma Press, 1953. Les éditions espagnoles actuelles ont coutume d'omettre cette introduction à l'oeuvre d'Hehaka Sapa, ou de la vendre à part pour plus de profits, ce qui la décontexualise" (correspondance privée).
(5) J'ai quelques doutes sur l'historicité et la légende que semblent construire autour de lui ses "disciples", mais je choisis d'en faire abstraction au cours de cet exposé pour ne me concentrer que sur le contenu très riche de l'oeuvre, qui est peut-être pseudo-épigraphique. Le poème cité plus haut comme anonyme est en réalité adapté d'une oeuvre d'Antonio Mediz Bolio (1884-1957), un poète mexicain qui fut aussi un spécialiste de la culture maya.
(6) 'Nota importante de los recopiladores' in Aukanaw, op. cit. p.10-11.
(7) Ce mythe a été déformé, tout comme celui de Wiracocha, pour lui faire dire que les indiens attendaient la venue d'un sauveur blanc. Or, cette blancheur ne fait en aucun cas allusion à la couleur de peau, mais à l'illumination ou solarisation du "Divin Maître" Marepuentü.
(8) Cf. Tomás Guevara, La Mentalidad araucana, Imp. Barcelona, Santiago de Chile. 1916, p. 85. A noter que ce témoignage date du début du XXème siècle et que la situation a bien changé depuis. La méthode rendant la vie de rêve utile n'est pas sans rappeler le yoga du rêve, tel qu'enseigné dans le bouddhisme tibétain, à ceci près qu'elle relève chez les tibétains d'une pratique réservée, tandis qu'elle est mise à disposition de tous dans la communauté mapuche. Une analyse plus précise des contenus respectifs de ces méthodes serait nécessaire, avant de tirer quelque conclusion que ce soit de cette notable différence. Je me garderai donc des dérives interprétatives qui tordent les données ethnographiques pour les conformer à un a priori idéologique, même séduisant. C'est ce que fait Hakim Bey avec le bien étrange concept de "chamanisme démocratique" (cf. Sermons radiophoniques, éd. Les Mots et le reste, 2011), dont on ne trouve trace nulle part chez les chercheurs universitaires sérieux. Chez les mapuche, on note que la technicité du rêve est généreusement partagée, sans pour autant rendre inutile le rôle de la machi, et pour cause : elle est objectivement experte dans ce domaine, ce qui ne fait pas d'elle ce tyran dont Bey veut nous débarrasser. S'il s'agit, au nom d'un égalitarisme paranoïaque, de contester toute compétence ou expertise particulière en coupant les têtes qui dépassent du rang, on comprend mieux que ce culte de la médiocrité typiquement occidental ait conduit à une perte irréparable de ces précieuses habiletés. Chez les indiens des plaines que Bey cite en exemple, soulignant à raison l'hybridation déjà ancienne de leur culture avec l'Occident (importance des chevaux et des armes à feu, et par conséquent exacerbation d'un tempérament guerrier bien moins marqué autrefois), la quête de vision n'a pas vocation à faire de l'individu un chaman, pas plus que la hutte de sudation. Pour couper court à ce confusionnisme et ces falsifications (puisque manifestement, Bey ne sait pas grand chose du chamanisme et ne parle pas ici d'expérience vécue mais de ses seules lectures), la participation commune et fusionnelle au rituel chamanique, par le chant ou toute autre activité, ne fait pas des participants des chamans pouvant se passer d'expertise. En revanche, elle sollicite en eux des qualités chamaniques, ce qui est non seulement très différent, mais absolument indispensable à la mission du chaman au sein de la communauté. Il est évident que celui-ci est d'autant plus efficace que sa communauté est chamaniquement sensible, ce qui implique, voire impose, un partage de ces qualités chamaniques comme base sacrée de la communauté et de la vie spirituelle. On peut penser que l'usage "démocratique" des méthodes de rêve chez les mapuche obéit à cette simple logique.
(9) Je note que Frithjof Schuon est sérieusement pris en défaut sur cette question précise du rêve. Contre Guénon qui affirme, conformément à de nombreuses traditions, que l'état de rêve est, d'un certain point de vue, supérieur à l'état de veille, Monsieur Schuon développe un argumentaire douteux où il démontre justement ne pas connaître grand chose à cette question. C'est plutôt ennuyeux, dans la mesure ou cet auteur ambitionnait de guider les autres, d'être plus opératif que Guénon et entre autre, d'avoir eu occasionnellement quelque expérience du domaine visionnaire. Dans tous les cas je ne conseille pas de suivre un directeur spirituel aussi peu informé des opérativités initiatiques, et je recommande à toutes fins utiles de lire très attentivement le travail de Dominique Devie concernant la compétence et la traditionalité réelles de ces courants divers.
(10) 'El concepto de la causalidad entre los araucanos' dans La Patagonia piensa, Siringa, Neuquén 1978, p. 173.
(11) Op. cit. p. 46.
(12) Anders Burman, Descolonización aymara, ritualidad y política (2006-2010), Plural editores, La Paz, 2011, p. 120.
(13) Op. cit. p. 74. Les recherches de Burman ont essentiellement porté sur le secteur des yatiris indigènes les plus radicaux, en phase avec les idées anti-chrétiennes du mouvement katariste du mallku Felipe Quispe. La problématique de la décolonisation est ici centrale. Attitude typiquement indienne, on note également l'inséparabilité des domaines de l'écologie, la politique, la spiritualité, la vie sociale. Ils forment un tout non-fragmenté dont aucun élément ne peut être isolé sans perdre tout son sens.
(14) Op. cit. p. 87.
(15) Cf. Qhapaq ñan, la ruta inca de la sabiduría, éd. Abya Yala, Quito, 2006.
(16) Op. cit. p. 122.
Il va de soi que pour les aymara, ces termes désignent beaucoup plus qu'un simple exercice de l'odorat ou du goût. C'est une désignation de toute l'activité animique, y compris le fait de penser et ressentir. C'est pourquoi le fait de souffler sur des objets ou des personnes, les odeurs et les fumées, le vent et la respiration, ont autant d'importance dans les rituels andins. Les kallawaya disposent d'un allié spécial, exclusivement consacré à la gestion des vents pendant les cérémonies. Il s'appelle Ankari. C'est le vent messager. Il y a des vents pour chaque lieu, chaque personne, chaque chose, chaque pensée, chaque émotion, chaque désir. Le yatiri Don Carlos exprime tout cela en termes très directs :
"Les gens ne se rendent pas compte. Les gens sont des incapables. Ils sont devenus plus idiots que jamais. [...] Ils croient que les pensées viennent comme ça, c'est tout. Ils ne comprennent pas que les ajayus uywiris nous font penser avec le vent et les odeurs" (16).
Cette façon de percevoir les choses est aux antipodes de ce dont nous sommes coutumiers. Pour nous, les pensées et les émotions sont générées à l'intérieur de nos personnes et par nos organes. Elles ne sont pas extérieures. Mais lorsqu'un amauta s'isole dans un lieu sacré pour pouvoir mieux réfléchir, il ne considère pas cette activité comme étant uniquement le fruit de son cerveau. D'emblée, il est déjà une pensée de la terre. C'est-à-dire que lorsque nous pensons, nous pensons non pas isolément, mais avec le lieu où nous nous trouvons et tout l'environnement. Or ceci, nous ne le percevons plus du tout. Nous sommes désormais fragmentés, rétrécis, atomisés.
Au pied de la montagne sacrée, la montagne pense avec nous, nous inspire, nous conseille. Il est difficile de trouver en occident quelque chose de comparable à cette conception et à tout bien y réfléchir, une telle manière d'envisager les choses ne peut avoir que des incidences très importantes sur la sensorialité, déverrouillant la perception.
Le seul exemple que je puisse évoquer pour établir une bien maigre comparaison, c'est le besoin de l'artiste ou du philosophe de se retrouver dans un endroit particulier qu'il affectionne pour pouvoir travailler. Le lieu où il se trouve l'aide donc effectivement à mieux travailler. On ne pense pas de la même manière, selon qu'on se trouve à Paris ou à Tiwanaku, assis près de la source ou coincé dans les embouteillages ; c'est on ne peut plus évident. Mais dans la pensée aymara, le lieu n'est pas une chose morte où l'on est seul en vie, il est un interlocuteur, un esprit qui participe au nôtre et s'introduit dans notre corps et notre esprit par la respiration. C'est quasiment une personne dont on ressent la présence dans l'atmosphère et le souffle du lieu, souffle qui nous pense en même temps que nous le pensons.
L'arbre contre lequel je m'appuie pour méditer médite avec moi. L'esprit n'est pas seulement dans le corps, le corps est aussi dans l'esprit et il y a des esprits partout, pas seulement chez les êtres humains. Comme on le constate dans de nombreuses traditions, l'air, le vent, la respiration, sont esprit. Dans le Livre de la Genèse, c'est, par exemple, en soufflant sur notre glaise, que Dieu nous donne vie. En hébreu, en arabe, en grec, un même mot désigne l'esprit et le souffle. Le ritualiste aymara souffle sur les feuilles de coca avant de les offrir, les imprégnant de son ajayu. Le vent qui emporte l'offrande, mêle son souffle à celui du chaman. Et tout cela forme une relation, une unité en acte, par le souffle, par l'esprit.
Prenons un autre exemple illustrant à quel point nos paradigmes pèsent sur nos perceptions. C'est d'ailleurs un tel handicap qu'à l'heure de l'apprentissage, les maîtres indigènes se moquent souvent de nous, s'étonnant que nous ne puissions comprendre des choses aussi élémentaires pour eux.
Imaginons que nous soyons dans les Andes en compagnie d'un yatiri et que celui-ci nous demande, parlant en espagnol, de nous connecter à la montagne, ou bien encore au lac, ou à l'arbre. Immédiatement se met en place en nous un mécanisme qui atrophie la perception. Nous nous mettons à vouloir relier un être qui est ici, à cette chose qui est là-bas. Si nous sommes un peu plus sensible que la moyenne et admettons que la gnoséologie et l'ontologie ne sont pas des monopoles humains, nous imaginons connecter cet être qui est ici, à cet être qui est là-bas. Mais en réalité nous n'y sommes pas du tout.
Lorsque les maîtres parlent de se connecter à la montagne, en utilisant la langue aymara au lieu de l'espagnol, on comprend de suite la méprise. Pour désigner la relation qui s'établit, ils choisissent des termes comme mayisthapita ou encore mayachata. Ce sont des expressions construites sur le mot maya qui signifie "un". Il s'agit donc dès le départ de réaliser que l'être véritable n'est pas ici ou là-bas, mais qu'il est dans l'acte de relation. Se connecter aux ajayus uywiris signifie que l'on forme avec eux un ensemble, comme le cœur et le pied font partie du même corps. En participant à un rituel où s'échangent les vents, les souffles, les odeurs et les flux de vie, les ayajus uywiris et les êtres humains deviennent un seul souffle, la grande respiration.
Pour un occidental, comprendre et percevoir réellement cela relève de la prouesse et du prodige, dans la mesure où nos cosmovisions tendent à nous atomiser et à fragmenter toute notre perception.
J'espère, par cet exposé, avoir fait prendre conscience, aussi peu que ce soit, de l'énorme poids de nos paradigmes et de nos modes de vie moderne sur toute notre sensorialité. J'espère aussi avoir communiqué quelques pistes de réflexion et de méditation utiles.
C'est un sujet très important. A ce jour, les grandes entreprises qui exploitent et détruisent les forêts et les guerriers écologistes qui dorment dans les arbres pour éviter qu'on les coupe, sont en réalité parfaitement d'accord sur ce que désigne le mot "arbre". C'est là notre grand drame.
NOTES
(1) Aukanaw, La Ciencia Secreta de los Mapuche, editorial AukaMapu, primera edición digital autorizada, 2013, p.12, "Chamanismo y hierología".
(2) Cette Tradition Primordiale est un concept d'autant plus évanescent que Frithjof Schuon et René Guénon l'assimilent bien trop souvent au courant hyperboréen du Nord. Ceci suffit à démontrer son caractère local, "indo-européen". Dans une brève et brillante démonstration qui pourrait faire l'objet de vastes développements, Aukanaw montre de façon très argumentée que la totalité du dispositif sacré des indiens des plaines a voyagé progressivement du Sud extrême du continent jusqu'au Nord. L'usage du tabac, dont la botanique démontre l'origine australe, la pipe sacrée, la hutte de sudation, les quatre déités naissant de la croix sacrée et même le mode d'habitation (le tipi) viennent de l'extrême Sud du continent et non du Nord polaire. "Lorsque j'ai examiné les rites sioux [sic] à la lumière de la tradition mapuche, j'ai été étonné en tout premier lieu par leur extraordinaire concordance, en particulier sur la pipe sacrée [kütra en mapudungun] et le inipi [truftrufn en mapudungun] ou hutte de sudation. Quelques années plus tard, en faisant des recherches sur nos plantes sacrées et en particulier sur le tabac, j'ai pu découvrir un fait fascinant : la pipe et les rites sioux [sic] qui en proviennent (inipi, etc) ne sont pas de simples concordances dues à la racine commune primordiale et extra-humaine de la connaissance spirituelle, mais elles sont très probablement d'origine mapuche" (Aukanaw, dans une correspondance privée). Au sujet de la Tradition Australe, voir ici et là.
(3) Erreur qualifiée de "très grave" par Aukanaw et dans laquelle, selon lui, n'importe quel paysan français ne serait pas tombé, du fait qu'il connaît la Nature aussi bien que l'indien. Aukanaw signale aussi une faute grossière commise par Guénon à propos des "animaux alliés", puis une autre, à propos de l’œuf de serpent. Sa conclusion est qu'il est bien difficile d'être pertinent dans ce domaine en se fondant exclusivement sur des livres et sans l'expérience directe de la vie aborigène. Néanmoins il reste mesuré dans ses critiques : "Au sujet de la Tradition Aborigène, Monsieur Schuon est allé plus loin que René Guénon. Même si tous deux sont limités sur ce point, puisqu'ils ne purent jamais s'écarter de leur manière occidentale de penser - fait qui est mis en évidence par leurs écrits - leurs œuvres sont d'une valeur certaine pour les questions de hiérologie." S'écarter de la manière occidentale de penser, qu'elle soit traditionnelle ou moderne, est donc la piste à suivre pour une meilleur compréhension de la sagesse aborigène. Autrement dit, dans une approche inter-traditionnelle de la sagesse, l'indien actuel ne doit pas seul se décoloniser. L'occidental doit aussi produire un très gros effort d'immersion et surveiller de très près, surtout s'il pense en être dépourvu, ses tendances colonialistes inconscientes, héritage négatif de son conditionnement culturel. Il ne suffit pas de se faire adopter par les "peaux-rouge" tout en continuant de vivre et de penser à l'occidentale, ainsi que le fit Monsieur Schuon. L'occidental doit lui aussi décoloniser sa pensée et abandonner son privilège épistémique, comme le rappelle Enrique Dussel. Il doit ouvrir les yeux sur ce que son propre monde fait de lui, en déceler les points de fixation qui l'empêchent d'accepter le "tout autre". Il ne doit surtout pas chercher seulement la ressemblance, mais aussi la différence, complétant son masintin interculturel par un rapport yanantin. C'est la meilleur aide qu'il nous soit possible d'apporter à la sauvegarde de la culture indienne. Ce n'est qu'à ce titre que nous pouvons prétendre en comprendre la sagesse, qui est réellement pour nous, l'altérité radicale.
(4) Aukanaw s'appuie sur l'édition suivante : "Le présent travail de Frithjof Schuon fut publié en introduction au Livre The Sacred Pipe, Black Elk's Acount of the Seven Rites of the Oglala Sioux par Joseph Epes Brown, University of Oklahoma Press, 1953. Les éditions espagnoles actuelles ont coutume d'omettre cette introduction à l'oeuvre d'Hehaka Sapa, ou de la vendre à part pour plus de profits, ce qui la décontexualise" (correspondance privée).
(5) J'ai quelques doutes sur l'historicité et la légende que semblent construire autour de lui ses "disciples", mais je choisis d'en faire abstraction au cours de cet exposé pour ne me concentrer que sur le contenu très riche de l'oeuvre, qui est peut-être pseudo-épigraphique. Le poème cité plus haut comme anonyme est en réalité adapté d'une oeuvre d'Antonio Mediz Bolio (1884-1957), un poète mexicain qui fut aussi un spécialiste de la culture maya.
(6) 'Nota importante de los recopiladores' in Aukanaw, op. cit. p.10-11.
(7) Ce mythe a été déformé, tout comme celui de Wiracocha, pour lui faire dire que les indiens attendaient la venue d'un sauveur blanc. Or, cette blancheur ne fait en aucun cas allusion à la couleur de peau, mais à l'illumination ou solarisation du "Divin Maître" Marepuentü.
(8) Cf. Tomás Guevara, La Mentalidad araucana, Imp. Barcelona, Santiago de Chile. 1916, p. 85. A noter que ce témoignage date du début du XXème siècle et que la situation a bien changé depuis. La méthode rendant la vie de rêve utile n'est pas sans rappeler le yoga du rêve, tel qu'enseigné dans le bouddhisme tibétain, à ceci près qu'elle relève chez les tibétains d'une pratique réservée, tandis qu'elle est mise à disposition de tous dans la communauté mapuche. Une analyse plus précise des contenus respectifs de ces méthodes serait nécessaire, avant de tirer quelque conclusion que ce soit de cette notable différence. Je me garderai donc des dérives interprétatives qui tordent les données ethnographiques pour les conformer à un a priori idéologique, même séduisant. C'est ce que fait Hakim Bey avec le bien étrange concept de "chamanisme démocratique" (cf. Sermons radiophoniques, éd. Les Mots et le reste, 2011), dont on ne trouve trace nulle part chez les chercheurs universitaires sérieux. Chez les mapuche, on note que la technicité du rêve est généreusement partagée, sans pour autant rendre inutile le rôle de la machi, et pour cause : elle est objectivement experte dans ce domaine, ce qui ne fait pas d'elle ce tyran dont Bey veut nous débarrasser. S'il s'agit, au nom d'un égalitarisme paranoïaque, de contester toute compétence ou expertise particulière en coupant les têtes qui dépassent du rang, on comprend mieux que ce culte de la médiocrité typiquement occidental ait conduit à une perte irréparable de ces précieuses habiletés. Chez les indiens des plaines que Bey cite en exemple, soulignant à raison l'hybridation déjà ancienne de leur culture avec l'Occident (importance des chevaux et des armes à feu, et par conséquent exacerbation d'un tempérament guerrier bien moins marqué autrefois), la quête de vision n'a pas vocation à faire de l'individu un chaman, pas plus que la hutte de sudation. Pour couper court à ce confusionnisme et ces falsifications (puisque manifestement, Bey ne sait pas grand chose du chamanisme et ne parle pas ici d'expérience vécue mais de ses seules lectures), la participation commune et fusionnelle au rituel chamanique, par le chant ou toute autre activité, ne fait pas des participants des chamans pouvant se passer d'expertise. En revanche, elle sollicite en eux des qualités chamaniques, ce qui est non seulement très différent, mais absolument indispensable à la mission du chaman au sein de la communauté. Il est évident que celui-ci est d'autant plus efficace que sa communauté est chamaniquement sensible, ce qui implique, voire impose, un partage de ces qualités chamaniques comme base sacrée de la communauté et de la vie spirituelle. On peut penser que l'usage "démocratique" des méthodes de rêve chez les mapuche obéit à cette simple logique.
(9) Je note que Frithjof Schuon est sérieusement pris en défaut sur cette question précise du rêve. Contre Guénon qui affirme, conformément à de nombreuses traditions, que l'état de rêve est, d'un certain point de vue, supérieur à l'état de veille, Monsieur Schuon développe un argumentaire douteux où il démontre justement ne pas connaître grand chose à cette question. C'est plutôt ennuyeux, dans la mesure ou cet auteur ambitionnait de guider les autres, d'être plus opératif que Guénon et entre autre, d'avoir eu occasionnellement quelque expérience du domaine visionnaire. Dans tous les cas je ne conseille pas de suivre un directeur spirituel aussi peu informé des opérativités initiatiques, et je recommande à toutes fins utiles de lire très attentivement le travail de Dominique Devie concernant la compétence et la traditionalité réelles de ces courants divers.
(10) 'El concepto de la causalidad entre los araucanos' dans La Patagonia piensa, Siringa, Neuquén 1978, p. 173.
(11) Op. cit. p. 46.
(12) Anders Burman, Descolonización aymara, ritualidad y política (2006-2010), Plural editores, La Paz, 2011, p. 120.
(13) Op. cit. p. 74. Les recherches de Burman ont essentiellement porté sur le secteur des yatiris indigènes les plus radicaux, en phase avec les idées anti-chrétiennes du mouvement katariste du mallku Felipe Quispe. La problématique de la décolonisation est ici centrale. Attitude typiquement indienne, on note également l'inséparabilité des domaines de l'écologie, la politique, la spiritualité, la vie sociale. Ils forment un tout non-fragmenté dont aucun élément ne peut être isolé sans perdre tout son sens.
(14) Op. cit. p. 87.
(15) Cf. Qhapaq ñan, la ruta inca de la sabiduría, éd. Abya Yala, Quito, 2006.
(16) Op. cit. p. 122.
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