jeudi 2 novembre 2023

QUAND LE SOLEIL SE LÈVERA À L'OUEST



̶   Une interprétation à la lumière de la cosmovision andine   ̶
    
    DANS Le Politique de Platon (p.123), nous trouvons cette étrange remarque à propos d'un « changement du coucher et du lever du soleil et des autres astres, qui se couchaient alors à l’endroit où ils se lèvent aujourd’hui et se levaient du côté opposé. C’est précisément à cette occasion que le dieu, pour témoigner en faveur d’Atrée, changea cet ordre en celui qui existe aujourd’hui ». Le De miramilibus mundi ou Polyhistor de Solin assure également au IIIème siècle que pour les peuples habitant au sud de l'Égypte «  le soleil se couche maintenant là où il se levait autrefois » (verset XXXII). Nous trouvons également en Chine un zodiaque dont la direction est rétrograde et l'idée que les astres ne se déplacent d'est en ouest que depuis l'instauration de cet ordre nouveau. À Ugarit en Syrie fut découvert un poème dédié à la déesse Anat qui extermina les populations du levant en « inversant l'aurore des astres ». Au Mexique, divers indices font état de semblables conceptions et le soleil se déplaçant vers l'est a pour nom Teoltlixco. Le Talmud (Sanhédrin 108b) signale que « sept jours avant le Déluge, le Saint-Béni-Soit-Il changea l'ordre premier et le soleil se leva à l'ouest et se coucha à l'est ». La Bible confirme qu'aux temps de la fin« c’est au moment du soir que paraîtra la lumière » (Zacharie 14:7). Qu'en est-il ? Le soleil se lèvera-t-il un jour à l'ouest ?

    J'ai déjà mentionné un mythe aymara qui semble en rapport avec cette inversion du lever et du coucher du soleil : Lorsque la terre était sombre, éclairée seulement par la lumière de la lune qui gomme toute couleur, une divinité (son identité varie selon les sources) décida de créer le soleil. Les hommes s'empressèrent alors de construire des abris afin de ne pas succomber aux rais ardents de l'astre naissant. Ils pensaient que le soleil ferait son apparition à l'ouest et construisirent donc leurs abris avec les ouvertures vers l'est. Et tous périrent. Le récit comporte souvent une variante mentionnant des survivants qui choisirent d'entrer profondément à l'intérieur de la terre pour ne plus jamais reparaître en surface.

    Toutes ces légendes situent néanmoins l'inversion du coucher et du lever du soleil dans un lointain passé et malgré le caractère cyclique de certaines d'entre elles, il en est fort peu qui spéculent sur un évènement semblable dans le futur. 

    Chez les chrétiens par exemple, le lever du soleil à l'ouest n'est qu'à peine suggéré, notamment par l'inversion réelle des pôles terrestres qui le rendrait possible. Saint Bonaventure en parle et s'appuie probablement sur Saint Jérôme, ou sur les quinze prodiges précédant la fin du monde de Saint Pierre Damien. Il est toutefois difficile de s'en rendre compte car certaines traductions françaises invisibilisent totalement son propos qui mentionne très exactement un futur et  « horrible ébranlement des pôles terrestres » ou points cardinaux (totius orbis cardines horribilessime conmoveri. Breviloquium VII:4).

    En islam existe en revanche à ce sujet une abondante littérature, souvent interprétée de façon très limitée. Le lever du soleil à l'ouest constitue un signe fort de la fin du monde et du jour du Jugement :

    Il est dit : « Le Prophète a dit à Abou Dharr au moment où le soleil se couchait : “Sais-tu où il va ?” Il (Abou Dharr) a répondu : “Allâh et Son Messager le savent mieux.” Il (le Prophète) lui dit alors : “Il va pour se prosterner sous le Trône et obtenir la permission de continuer et il reçoit la permission. Dans un avenir très proche (à la fin des temps), il (le soleil) demandera la permission de continuer, mais il ne la recevra pas et on lui ordonnera : “Retourne d’où tu es venu.” Et c’est ainsi qu’il se lèvera de son couchant (il se lèvera à l’ouest).” Allâh a dit (traduction rapprochée de sourate Yasîn verset 38): “Et le soleil court vers un gîte qui lui est assigné; telle est la détermination du Tout Puissant, de l’Omniscient.” » (Rapporté par Al Boukhari n°3199, 4802, 7424 et Mouslim n°159, 2941 ; voir également Coran 2:258). 

    Une parole d'Allah est souvent mise en rapport avec ce lever du soleil à l'ouest : « Le jour où certains signes de ton Seigneur viendront, la foi en Lui ne profitera à aucune âme qui n’avait pas cru auparavant ou qui n’avait acquis aucun mérite de sa croyance » (Sourate Al-An’am verset 158). Tout repentir deviendra donc inopérant dés lors que le soleil se lèvera à l'ouest. C'est par exemple ce qu'explique un hadith de Al Boukhari et Muslim : « L’Heure [finale] ne viendra pas avant que le soleil ne se lève de l’Occident. Quand il se lèvera et que les gens le verront, ils croiront alors tous mais à un moment où il ne servira à rien à une âme de croire si elle n’a pas cru auparavant ou si elle n’a pas acquis quelque bien dans sa croyance » (226, d'après Abou Hourayra).

    Ces considérations sont généralement commentées de deux façons. 

    La première est littérale et nous dit qu'effectivement, viendra un temps où le soleil se lèvera à l'ouest. La plupart des sites internet musulmans défendant cette position tentent de l'expliquer par des théories scientifiques absurdes. La majorité en appelle à l'inversion des pôles magnétiques terrestres, mais ce phénomène relativement fréquent n'engendre aucun changement du sens de rotation de la terre. L'un d'entre eux évoque le mouvement rétrograde de la planète mars comme preuve que les planètes peuvent changer leur cours. Ceci ne manquera pas de faire sourire les astronomes, qui savent fort bien qu'un mouvement rétrograde n'est que la trajectoire apparente d'une planète perçue du point de vue géocentrique, plutôt que la rétrogradation réelle de celle-ci sur son orbite. En outre, ce mouvement n'a rien à voir avec le sens de rotation d'une planète sur elle-même. Je ne vais donc pas développer davantage cet aspect et me contenterai de dire en homme de foi que s'il plaisait à Dieu d'inverser le sens de rotation de notre planète, quoi qu'en pensent les sciences ou les pseudo-sciences, il le ferait.

    Le second type d'interprétation est beaucoup plus intéressant.  Le soleil est un symbole de la sagesse ou de la connaissance. Selon certains auteurs musulmans, généralement soufis, le lever du soleil à l'ouest signifierait que viendra un temps où existera un califat occidental et ce sera le temps de la fin. Mais il se trouve que ce califat occidental a déjà existé entre 711 et 1492, sans que se soit produit le Jour du Jugement et la fermeture des portes du pardon. Je parle bien sûr d'Al-Andalus. Marqueuse d'inattendu, cette approche symbolique n'est pas sans interroger et susciter bien d'autres considérations, mais ce n'est pas là mon sujet.

    Car il existe de tout ceci une interprétation évidente, tellement flagrante que personne ne l'a mentionnée jusqu'ici, ce qui me laisse perplexe. Mon lecteur constatera sous peu la pertinence de cette interprétation, mais avant cela, je crois utile d'interroger sur la raison de son absence dans toutes les sources que j'ai pu consulter. Pourquoi personne à ce jour n'a mentionné cette explication alors qu'elle m'a sauté aux yeux, dès que j'ai pris connaissance à mon retour des Andes de ces récits où le soleil se lève à l'ouest ? Tout simplement, on ne peut en prendre conscience avec notre vision du monde trop ouranisée d'une part et fortement héliocentrée d'autre part. Même un platiste défendant le système géocentrique ne pourrait interpréter de nos jours le lever du soleil à l'ouest, dès lors que tout son être baigne dans une atmosphère du monde trop ouranisée. Or Éliade et Couliano (voir à ce sujet Les Incas et la tradition primordiale, § Les Chroniqueurs, 4ème alinea et notes 9 à 12) relèvent que ce mouvement d'ouranisation, qui fuit le souterrain et l'enfouissement kénotique du divin dans le sensible, pour s'évader vers les hauteurs supra-célestes et sortir du cosmos, a commencé au VIème siècle avant Jésus-Christ. De nos jours, la métaphysique (μετὰ φυσικά) n'est d'ailleurs plus qu'une fuite au-delà de la phusis, plutôt qu'une traversée (μετὰ) de la phusis sur le modèle de l'incarnation ou de l'alchimie. 

    Toutes les mentions du soleil se levant à l'ouest m'apparaissent donc comme des vestiges d'une évidence perdue. Nous les avons référencées jusqu'ici au passé et au futur plutôt qu'au présent, mais il existe bien un lieu où chaque jour, le soleil se lève à l'ouest : le monde souterrain. Et les indiens le savent aussi bien qu'autrefois les égyptiens. Coeur de l'univers selon la perspective géocentrique, ce monde d'en-bas est devenu un impensé de notre horizon mental, du fait de l'héliocentrisme qui l'a rendu inutile. Nous avons conservé des expressions géocentriques comme "le soleil se lève" ou "le soleil se couche", mais l'héliocentrisme a rendu caduque l'existence du soleil d'en-bas. Dans la perspective géocentrique qui est celle des anciens, quand le soleil se couche à l'ouest dans notre monde, c'est en effet qu'il se lève à l'ouest dans le monde d'en-bas. Et lorsqu'il se lève à l'est dans notre monde, c'est qu'il se couche à l'est dans l'autre monde. Nos nuits sont donc pour les morts leur jour, d'où leur activité plus grande à ces heures. On observe que la cosmovision andine n'a pas subi autant que nos cultures l'ouranisation observée par Éliade et Couliano. C'est pourquoi les morts n'y vont pas au ciel mais dans le monde souterrain, comme autrefois les gréco-romains vertueux se rendaient dans un paradis souterrain appelé Champs Élysées et situé dans les Enfers. Ceux-ci ne sont donc pas réduits à l'infra-monde néfaste qu'imagine par exemple un René Guénon dans Le Règne de la quantité. Malgré des remarques plus nuancées dans son Ésotérisme de Dante, cet auteur oublie trop souvent que son Agartha s'y trouve. 

    Pour les andins, le monde souterrain abrite donc aussi des lieux de repos et de paix. Quant un enfant meurt, il ne va pas au ciel mais traverse un fleuve tumultueux sur un pont tissé de fins cheveux. Il parvient alors en un lieu ancestral nommé Upaymarca. Et la première chose qu'il découvre est un très bel arbre, réservé aux enfants, qui le nourrit et dont l'ombre le protège. Il devra ensuite entreprendre d'heureuses pérégrinations dont je tairai pour l'instant la nature. Ce qu'il importe ici de comprendre, c'est que pour une mentalité andine non ouranisée, la vie, les plantes, le soleil, la lune, les animaux, les déités et les hommes sortent des paqarinas (grottes, plans d'eau, sources, arbres creux, roches) comme du aleph tenebrosum ou deus latens de Fludd. Ils ne descendent pas d'on ne sait où mais jaillissent au contraire du dedans et de la profondeur du monde. Peu conforme à la notion chrétienne de l'enfer, l'idée andine du monde d'en-bas fut progressivement altérée dans les sources coloniales. Ainsi Supay, déité cornue préposée au secteur cosmique du monde d'en-bas ou Uku Pacha, était décrit en 1560 dans le dictionnaire de Fray Domingo de Santo Tomás comme « un ange bon ou mauvais ». Mais Gerald Taylor montre comment dès 1586, la valeur ambigüe du mot Supay est effacée pour la conformer aux vues chrétiennes, de sorte que Supay devient synonyme du démon, tandis que le Uku Pacha ou monde des morts est transformé en un lieu strictement néfaste, infernal. La conscience du caractère également positif du monde d'en-bas, en ce qu'il est producteur séminal des choses, est malgré tout encore très vive dans les Andes. L'un de mes informateurs m'a un jour corrigé en me faisant remarquer qu'il ne fallait pas opposer le Tunupa céleste (qui n'est pas Dieu) au Supay des profondeurs (qui n'est pas Satan). Il soupçonnait même qu'à l'origine, c'était la même déité selon qu'elle est diurne ou nocturne. 

    Dans le moderne core shamanism, les trois mondes sont psychologisés et résumés par une simple formule : le subconscient, le conscient et le supra-conscient. L'idée exclusivement maléfique du monde souterrain s'y trouve corrigée, trop sans doute, mais les notions sur le monde d'en-bas dans ce néochamanisme continuent d'être extrêmement floues et lacunaires. On s'y rend par une sorte de sophronisation au tambour, on monte dans une barque vers le royaume des morts ou l'on descend dans une grotte à la rencontre de ses animaux de pouvoir ou de ses ancêtres. J'ai bien peur cependant que ce réductionisme à la fois symbolique et méthodologique ne suffise à renouer avec la connaissance de ce qu'est réellement le monde d'en-bas, bien plus élaboré dans les cosmovisions anciennes que dans l'imaginaire contemporain. De fait, il est impossible de comprendre ce monde en le limitant au seul inconscient et sans tenir compte de sa situation dans un espace symbolique géocentrique, où la terre n'est pas un globe, mais protégée par un dôme, une île entourée d'eau dans les six directions et dont le centre est le coeur de tout. Le rôle du soleil qui se rend chaque nuit dans cette profondeur du monde est fondamental pour en saisir la subtilité.


    Revenons maintenant aux mentions du soleil se levant à l'ouest dans leur contexte monothéiste et en particulier musulman. On note que les références islamiques sont les plus précises, même si elles sont commentées d'une manière qui montre que quelque chose a été perdu ou n'est plus compris. Dans ce contexte monothéiste, l'escatologie devrait être normalement interprétable de deux façons : soit les fins dernières particulières (mort et jugement particulier) soit les fins dernières générales (fin du monde et jugement général). C'est ainsi qu'en chrétienté on peut lire l'Apocalypse comme un livre des morts et les messages concernant le retour du Christ comme des évènements ayant lieu dans le mourir même. Chez Saint Thomas d'Aquin, il est clair que tout répentir ou pardon doit avoir lieu du vivant de la personne, après quoi il est trop tard et « tout homme qui meurt sans la charité est damné pour l'éternité ». Pour maître Eckhart, au moment de la mort « Dieu nous saisit pour l'éternité dans l'état où nous nous trouvons ». La mort est ici semblable à un couperet fermant ce que l'islam appelle les portes du pardon : « Certes Allah accepte le repentir du serviteur tant que celui ci ne se trouve pas dans son dernier râle » (rapporté par Tirmidhi, n°3537), c'est-à-dire ce moment où l'âme atteint la gorge (Coran 75:26 ; 56:2). Or un hadith montre bien que le lever du soleil à l'ouest est relatif à la mort et peut être interprété dans le sens du jugement particulier : « Celui qui se repent avant que le soleil se lève de son couchant (c’est à dire à l’Ouest), Allâh accepte son repentir » (Rapporté par Mouslim dans son Sahih n°2703). Mais les commentaires des imams contemporains tournent tous autour du pot et spéculent uniquement sur un futur phénomène astronomique spectaculaire, plutôt que de comprendre dans une logique géocentrique, que le soleil se lève à l'ouest dans le monde des morts.

    Nos conceptions modernes de l'univers peuvent donc parfois oblitérer notre approche des symboles, au point de nous rendre complètement aveugles. Si d'aucuns affirment que les symboles sont éternels, la compréhension que nous en avons peut quant à elle non pas évoluer, mais périr. Le cas que je viens d'évoquer est loin d'être unique. On pourrait également mentionner le dévoiement des symboles alchimiques, lorsqu'il repose sur nos actuelles conceptions de la matière ou la materia prima, termes à peu près incompréhensibles en alchimie si l'on s'affère aux idées qu'on en a de nos jours, tant newtoniennes que quantiques. Un premier pas, juste un premier dis-je, consisterait peut-être en un bref retour aux oeuvres d'Ibn Gabirol notamment, ou de ses critiques comme Pierre de Jean Olivi entre autres. Car c'est plus loin, et beaucoup plus proche encore, qu'il nous faudra chercher, vers les aurores inattendues qui nous sont annoncées.

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