Confronté à la
décadence de son époque, Austin Osman Spare (AOS), dans sa droiture, cessa complètement
de publier. Peu après la parution de son incendiaire Anathème de Zos ou le Sermon aux Hypocrites
en 1924, il se retira également du marché de l'Art et de ses
valeurs bourgeoises pour ne plus vendre qu'à des petites gens, à
des prix souvent dérisoires. Mais il
n'en continua pas moins de consigner ses idées par écrit jusqu'à
sa mort en 1956.
Comment Spare
vécut-il ce retrait du monde, alors qu'il était au sommet de sa
gloire et que l'on achetait ses œuvres comme autrefois des
indulgences papales, les considérant comme des talismans spirituels
? Probablement dans l'indifférence quant aux pertes et aux gains,
puisqu'il ne s'en plaignit jamais. Tel Diogène satisfait d'un plat de lentilles lui épargnant - condition
nécessaire pour prendre part au banquet des puissants – de
fastidieuses génuflexions, Spare était hostile à toute flagornerie
et à tout suivisme. Insensible aux honneurs et au pouvoir de
l'argent - qualité rare en ces jours où commande la caste des
commerçants - le plus discret des maîtres de la 'pensée magique'
au XXème siècle n'en fut pas moins le plus éthique de ceux-ci.
Sa vie contient
une leçon importante relevée par bien peu, tant il est vrai que la
pompe occultiste n'a guère changé depuis : la reconnaissance n'est
pas le but d'un adepte. Je ne crois pas qu'il faille retenir autre
chose de l'influence qu'exerça Aleister Crowley sur notre homme, que
cette radicalisation extrême et déterminée d'AOS quant aux maîtres
auto-proclamés de l'art autant que de l'occulte (1) ; ce qui inclut
bien entendu ceux qui prétendent ne pas en être dans le seul but
d'être courus comme tels. Qu'on s'éloigne d'un cheveu du Kia et
tout le système sombre dans la décadence et la fausseté.
Ceux
qui verraient en la misère finale de Spare, pourtant assumée, les
signes d'un échec magique cuisant, se tromperaient lourdement. Ils
devraient être rangés parmi les cibles encostardées – ou
cordonnées - de son Anathème,
tant les critères initiatiques qu'ils adoptent ne font honneur
qu'aux seules valeurs clinquantes du regard social. Mise en abîme
montrant que tout, chez notre auteur, fonctionne réellement comme le
Sigil
- de sa carrière artistique à sa métaphysique - et que n'est pas
un maître qui le dit et cherche des disciples, le retrait de Spare
ne fut en aucun cas subi, mais orchestré et décidé par lui.
L'œuvre, à ce sujet, est sans ambiguïté. On peut y reconnaître
l'imitation d'un de ses grands modèles métaphysiques que fut
l'obscur Lao Tseu. À
peine terminé de rédiger l'extraordinaire Tao-Tê-King,
Lao Tseu disparut en effet, sans que l'on sût jamais ce qu'il
devint.
Si je parle
aujourd'hui de notre homme pour introduire un billet qui, en fait, ne
lui est pas consacré, c'est qu'il n'est pas étranger du tout à mon
sujet, qui tourne autour de la Tradition Primordiale, de l'Âge d'Or,
des « primitifs » et de la Chute vertigineuse qui fut la
nôtre.
Spare
est un décliniste qui ne croit pas à la modernité. Selon lui,
toute création ne peut être réalisée qu'en plongeant vers
l'arrière et l'antériorité des choses, une antériorité qui n'est
d'ailleurs pas nécessairement temporelle, mais avant tout
principielle. Dans tous les cas, cette plénitude antérieure échappe
nécessairement à l'auto-conscience. À
peine se rend-on compte qu'on y baigne qu'elle s'évanouit. Tel est
le Kia insaisissable, le Paradis Perdu dont tout désir d'objets
n'est que la nostalgie masquée et compensatrice. Spare définit le
Kia négativement, à la manière de Bodhidharma (2). En termes
techniques, il s'agit d'une « gnose anoïque » qui nous
ramène à l'immanence et l'immédiat. Accessoirement, au niveau de
la pratique sorcière, AOS qualifie dans
ses derniers écrits le processus qui en rapproche de "Résurgence
Atavique", ce qui rappelle fortement Platon. Il appelle la
faculté de se souvenir de cette antériorité perdue ‘Nostalgie
Atavique’ - littéralement 'le regret ou nostalgie du lignage
(ascendance)'. C'est le domaine ancestral et instinctif des chamanes,
mais c'est aussi celui des sages. Ce ne sont pas deux mondes
différents mais bien plutôt le même monde, décrit en termes
distincts, dès lors que le chamanisme s'approfondit en
meta-chamanisme, qui est la seule Tradition Primordiale possible, ou
en tous cas la plus vraisemblable.
Nulle
forme nouvelle ne peut naître sans replonger auparavant dans les
formes passées. De même, dans le temps cyclique, l'Âge d'Or qui
est devant ne peut être rappelé et manifesté qu'en évoquant et
actualisant l'Âge d'Or passé. Ainsi que nous l'explique Gavin Semple,
l'un des actuels exégètes de Spare : « … Une
mutation est un moment capital de changement à l’intérieur des
espèces, lesquelles, quand elles sont victorieuses, explorent une
forme antérieure pour aller au-delà de cette forme, dictant de la
sorte quel sera le stade suivant de l’évolution
: " Cette nouvelle forme vient du passé..." écrit
clairement AOS. Fidèle à la sagesse éloquente de la Nature, la
Résurgence Atavique de Spare envisage ce processus de façon
créative : "L’inspiration
est une mutation mineure évoquée par la nostalgie passionnée de
notre héritage." »
Idéalement,
l'art lui-même, « religion vitale », ne se nourrit que
de ce processus remontant à la source, s'en remettant toujours à
une plénitude antérieure à l'auto-conscience. Dans un écrit de
1916 consacré au Dessin Automatique (3),
Spare précise ce processus de création, en parfait accord avec le
Kia : « La
non-conscience est une condition essentielle à la création ».
« Toute
inspiration est le produit de l'involution et non de l'invention ».
Ici bien sûr, involution
ne signifie pas que l'on dégénère mais que l'on retourne à une
antériorité principielle, geste fondamental du kiaïste.
Austin
Osman Spare déduit tout cela de sa méditation et de l'observation
attentive de la phénoménologie de la conscience. Il est urgent ici
de bien distinguer le Kia subconscient de Spare de l'inconscient
collectif junguien, ou de l'inconscient individuel de Freud. Le Kia
est une sagesse systémique où tout fonctionne remarquablement.
C'est une plénitude antérieure à la conscience et non une poubelle
de celle-ci, où s'amoncelleraient des résidus. Kia engendre
l'auto-conscience mais l'auto-conscience n'engendre pas le Kia, sinon
négativement, par sa mise en abîme et son oubli, pour ne laisser au
Kia que la chair vive du Zos, devenue pure corporalité libre de
croyances. On pourrait penser que le terme de sur-conscience ou de
supra-conscience conviendrait mieux à sa désignation, mais ce
serait encourir le risque de la Chute dans la surévaluation d'être
où nous sommes ; bien qu'au fond, remarquait Spare, « je
n'ai jamais vu d'homme qui ne soit déjà Dieu ».
En
quoi tout ceci est-il en rapport avec l'Âge d'Or ? Simplement, la
notion d'Âge d'Or est à l'ensemble de l'humanité ce qu'est la
plénitude antérieure pour chacun de nous, dans l'ordre principiel.
C'est ce que nous allons voir maintenant en interrogeant la source
métaphysique préférée de notre auteur, le taoïsme. L'admiration
de Spare pour le taoïsme est telle qu'il paraphrase souvent
Tchuang-Tseu et Lao-Tseu à l'heure de nous parler du Kia, notamment
dans son Livre du Plaisir
: « Le
Kia qui peut être exprimé par des idées concevables n'est pas le
Kia éternel qui consume toute croyance »,
« moins
on en dit de lui, moins obscur il est ».
Effectivement donc, le Kia n'est autre que le Tao. Défini comme « Je
atmosphérique » partout présent et sans localité, il ne
s'agit toutefois pas de quelqu'un ou d'une entité ; c'est, à
l'instar du Dharma, la force d'une sagesse systémique accomplissant
tout à la perfection et libre du constant retour sur soi.
C'est
ainsi que Radhakrishnan décrit le sage comme lieu d'un automatisme
mystérieux plutôt que d'un effort crispé, qui ne peut l'imiter :
« Le
sage ne peut mal faire. Tant que l'on n'a pas gagné la vie
spirituelle, la loi morale semble être un dictât externe auquel
l'homme doit obéir avec effort et douleur. Mais lorsque l'on obtient
la lumière, elle devient vie interne de l'esprit qui travaille
inconsciemment
et spontanément.
L'action du sage est de s'abandonner de manière absolue à la
spontanéité de l'esprit et non l'obéissance non désirée à des
lois imposées de l'extérieur. Dès lors s'exprime le libre flux
d'un esprit dépourvu d'égoïsme qui ne calcule ni gains ni pertes »
(4). Austin
Osman Spare, tout sorcier qu'on le croit, n'en est pas moins
mystique. Et c'est pourquoi il ne dit finalement pas autre chose :
« Revenir
au point où cesse toute connaissance, où la loi parvient à sa
propre spontanéité, où elle est liberté » (Le
Centre de la Vie).
Ceci
est ce que le taoïsme appelle wei-wu-wei ou « action
de la non-action ».
J'en ai déjà expliqué le fonds métaphysique dans la deuxième
partie de Magie Inconnue (5) et c'est pourquoi je n'y reviendrai pas ici. Disons tout
simplement qu'au plan phénoménologique qu'est la 'Vertu' (Tê)
du Tao, il s'agit d'une conduite spontanée libre d'analyse et
accomplissant tout à la perfection, sans l'interférence qui
caractérise le retour sur soi, facteur de maladresse. On connait la
parabole du mille-pattes auquel on
demande un jour comment il s'y prend pour ne pas se faire de nœuds
en marchant. La question suffit à l'embrouiller complètement et le faire trébucher. Telle est finalement la Chute qui nous expulse
du Paradis Premier, notre antérieure plénitude inconsciente. Dans
sa Métaphysique
de la Morale,
Kant évoque cette même problématique de la parfaite spontanéité, laquelle conduit à l'insécable identité
de la volonté et de la loi : « Il
n'est aucun impératif
pour la volonté Divine, ou en général, pour la volonté sainte ;
le 'je devrais' est hors de propos, car la volonté est déjà ici,
d'elle-même, à l'unisson avec la loi».
Dit plus clairement encore, il n'est plus question ici d'une volonté
individuelle ; à travers nous se manifeste un flux spontané
d'action libre d'intentionnalité et de préméditation qui accomplit
tout ce qui doit être accompli et qui bénéficie réellement aux
êtres, puisqu'il s'agit de la sagesse systémique elle-même. Ce
n'est que lorsqu'est perdue cette spontanéité magnifique et que
l'on est possédé par l'égoïsme que la loi morale apparaît, en
même temps que la volonté consciente de surface, laquelle n'est,
généralement, que volonté d'objets. « Viser
à une fin, c'est être impropre à gagner l'univers. »
(Tao-Tê-King)
Exactement comme le
fait René Guénon, le taoïsme décrit l'histoire spirituelle,
sociale et culturelle des hommes, en termes dégénératifs, partant
de cette plénitude antérieure. Dans la mesure où la soi-disant
évolution de notre espèce nous conduit au bord de la
destruction écologique, l'absence de sagesse systémique dans la
conduite humaine est un fait avéré qui démontre par l'absurde
qu'aucun progrès réel n'a lieu quant à ce que nous sommes et
aux agissements qui sont les nôtres. Plus l'ego veut bien faire,
plus augmente le mal. Si évolution il y a, elle n'est que d'ordre
quantitatif et non qualitatif. En termes dualistes : s'il y a plus de
bien, c'est qu'il y a plus de mal aussi. Ce processus trompeur
d'éloignement au regard du principe peut être tel que tout s'en
trouve inversé. C'est ainsi que certaines « fausses »
valeurs viennent à dominer, que nous tenons pour « vraies »,
alors quelles sont l'exact opposé. Une fois que celles-ci sont bien
assises, ce que nous appelons le bien se met à produire le mal,
tandis que la recherche du bonheur génère l'insatisfaction, la
poursuite du confort l'incommodité et la santé la maladie. Telle
est la malédiction du désir conscient nous dit Spare : il ne peut
être satisfait et il dégrade tout. C'est la fameuse loi antitélique des effets
inverses propre aux productions fragmentées où, à force de se
couvrir de plus en plus en hiver pour se protéger, on finit par être
davantage sensible au froid et par tomber malade. Nos tentatives pour
détruire le coté « négatif » de la vie produisent un
enfer et nous conduisent au bord de l'extinction. À
mesure que les « fausses » valeurs remplacent les
« véritables », nous nous enfonçons de plus en plus
dans le Kali-Yuga. Le Tao-Tê-King
résume l'affaire avec économie de mots : « Quand
fut perdu le Tao, il resta la vertu ; quand fut perdue la vertu, il
resta la bonté ; quand fut perdue la bonté il resta la justice ;
quand fut perdue la justice, il resta le rite ».
Que ce soit au travers de l'éloignement du Kia ou de son
rapprochement, c'est toujours la même loi du Sigil
et ses mises en abîme qui sont à l'œuvre. Mais nous en comprenons
si peu l'action - pourtant merveilleuse - que nous finissons par nous empêtrer dans ce dont
nous voulions nous libérer.
Ce que nous dit le
Tao-Tê-King
dans ce passage, c'est que toute 'valeur' n'apparaît jamais que
comme conséquence d'une perte cruciale. Pour qui a une bonne vue, la
vision n'est pas une valeur. En revanche, la vue est une valeur pour
celui qui l'a perdue. Celui qui a une bonne vue ne peut la comprendre
comme 'valeur' que lorsqu'il considère la possibilité de la perdre
ou qu'il se compare à quelqu'un qui en est privé. Ainsi, c'est par
une perte, réelle ou imaginaire, qu'apparaît la conscience de la
'valeur'. « Nul
ne sait ce qu'il a jusqu'à l'avoir perdu »
dit le dicton populaire. Tchuang-Tseu tente de nous le faire
comprendre dans l'ordre particulier, au travers des gestes parfaits
du potier :
« Chou-Hi
l'artisan, traçait avec ses mains des cercles plus parfaits qu'au
compas. Ses doigts semblaient s'adapter si impeccablement à l'objet
que Chou-Hi n'avait pas besoin d'y porter attention. Ses facultés
mentales fonctionnaient ainsi globalement, n'extrayant aucun segment
particulier de la réalité donnée. Elles étaient sans aucune
inhibition. Ne pas avoir conscience des pieds signifie que l'on est à
l'aise dans ses souliers. Ne pas avoir conscience du ventre indique
que la ceinture n'est pas trop serrée. Celui dont l'intelligence
n'est pas consciente démontre que son cœur [hsin : « cœur » ou « esprit »] est parfaitement à l'aise. Qui, œuvrant à l'aise, accomplit sans
encombre, est inconscient de l'aise qu'il y a d'être à l'aise »
(6).
« La
Vertu Supérieure ne possède pas [sciemment] la Vertu et par là même
la possède »
(Tao-Tê-King). Voilà pourquoi, s'exclame Spare, « il
n'est d'autre illusion que la conscience. […]
En
cet état qui n'est point, il n'est aucune conscience d'aucun ordre
que vous êtes 'cela' [le
Kia],
lequel est superbe, hors de portée des définitions. […]
D'où que 'cela' soit au-delà du temps, de la conscience ou de
l'inconscience, de tout ou de rien ».
Maintenant
que nous avons évoqué la plénitude antérieure et plus ou moins
cerné sa phénoménologie - à défaut d'en donner l'impossible
définition - qu'en est-il de l'Âge d'Or proprement dit ? Quatre
siècles avant notre ère, Tchuang-Tseu en fait une brève
description :
« À
l'Âge de la Vertu Parfaite, tous étaient justes et droits et
s'aimaient les uns les autres, sachant que la bienveillance est
l'œuvre du Tao... [Ils]
ne se rebellaient pas contre la nécessité ni ne tiraient fierté de
ce qu'ils possédaient. Ainsi, ils pouvaient se tromper sans regret
et s'ils connaissaient le succès, ne lui accordaient pas
d'importance. […]
Les
hommes de l'Ère de Perfection n'étaient pas même conscients des
choses. »
De
manière claire et concise, Tchuang-Tseu montre que les hommes
primordiaux ne se retournaient pas sans cesse sur leur ego, vivaient
leur vie plutôt qu'ils la pensaient et l'observaient,
approfondissaient l'immanence au lieu de s'évader vers le
supra-mondain. Ce n'est que lorsque les choses ont commencé à mal
tourner ici-bas que les hommes se sont
mis à rechercher ailleurs le Paradis, ou à en espérer une version
post-mortem. Le mythe de l'Âge d'Or étant universel - ce qui plaide
en sa faveur, tant du point de vue phylogénique qu'ontogénique -
écoutons maintenant ce qu'en écrit Porphyre :
« Toutes
choses croissaient spontanément puisque les hommes de cette époque
ne produisaient rien, n'ayant pas inventé l'agriculture ni aucun
art. Leur vie était oisive, ils étaient libres d'occupations, de
travail et même - si nous devons en croire l'avis d'éminents
médecins – de maladies. [...]
Les guerres non plus n'existaient pas, ni les conflits entre eux, car
n'existait alors aucun objet d'une valeur telle qu'on se battît pour
lui par ces moyens cruels »
(7).
À
en croire Porphyre, tout ce que l'on entend par civilisation
est postérieur à l'Âge d'Or. On comprend qu'il soit dans l'intérêt
de l'Occident moderne et de sa psychologie darwiniste d'affirmer que
la guerre est dans la nature du genre humain, de considérer l'idée
même d'un Âge d'Or comme un simple romantisme. Cela assoit la
supériorité fictive de la civilisation, sans que soit perçue
l'ontogénie actuelle de l'Âge d'Or, dont je viens de traiter
brièvement prenant appui sur Spare, auteur inattendu dans ce
contexte. Je dis inattendu car en général, le thème de l'Âge d'Or
est défendu soit par une cohorte de rêveurs New Age croyant
fermement, contre toute évidence, que nous sommes entrés dans une
période spirituellement faste où la nouvelle conscience coule à
flots, soit par une élite de penseurs 'réactionnaires' réunis
autour de l'œuvre de René Guénon et qui décrivent, non sans
pertinence il est vrai, la décadence qui est la nôtre. Ce qui donne
par ailleurs sur ce thème, depuis quelques temps, des rapprochements
assez contre-nature entre les deux camps, notamment au travers d'un
douteux complotisme politicien.
Entre
ces deux catégories figurent tous ceux qui croient au progrès et à
l'évolution, estimant que l'idée même d'un Âge d'Or est le genre
de grand
récit
dont on peut se passer, pour ne se contenter que de fragmentations et
de relativismes. Selon eux, la technologie de toutes façons va nous
sauver de l'écocide et jusqu'ici... tout va bien. Beaucoup se disent
post-modernes (8), grande arnaque de ceux qui, il y a peu,
cultivaient l'illusion que la machine allait libérer l'homme du
travail, alors que depuis toujours il se passe très exactement le
contraire. Voilà qui montre à quel point ils peuvent se tromper, et
à l'heure des grandes urgences climatiques qui nous guettent, ce
serait faire preuve d'une myopie coupable que de leur faire crédit.
Un
bref coup d'œil vers les « primitifs » nous informe
qu'il s'agit en réalité de sociétés d'abondance où l'homme ne
travaille que trois ou quatre heures par jours, avec plaisir de surcroît (9). La liberté et le luxe du temps appartiennent à leur
monde, pas au nôtre, qui est totalement sous l'emprise du « toujours
plus » et donc, dépourvu de sagesse systémique.
Adam
et Ève sont des chasseurs-cueilleurs qui ne découvrent la sanction
du travail qu'au sortir de l'Éden : « Tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front ».
Nous apprenons du mythe perse de la Chute qu'Yma le premier homme,
vivait dans un lieu nommé pairadaeza
ou 'paradis'. Sans fatigue, Yma n'avait qu'à cueillir et ramasser
des fruits pour se nourrir. Les mythes grecs et romains nous parlent
également de l'Âge d'Or où vivaient, « comme
des dieux »,
les hommes d'une race
dorée.
800 ans avant notre Ère, Hésiode mentionne le champ fertile qui
« produisait
spontanément d'abondants et excellents fruits »,
sans qu'on le cultivât. En Inde, le Vaya
Purana
décrit des premiers hommes dénués d'égoïsme et de convoitise,
dotés de la sagesse naturelle et systémique dont j'ai parlé
précédemment et peu enclins au matérialisme, à l'exercice de la
domination et à la propriété privée ou collective. De toute évidence, il s'agissait de nomades car « ils
parcouraient les montagnes et les mers et n'habitaient pas de
maisons ».
Le même texte ajoute : « chaque
fois que les hommes désiraient quelque chose, ils le trouvaient
jaillissant spontanément de la terre »
(10).
Chasseurs-cueilleurs
à l'Âge de la Vertu Parfaite, les êtres suivaient la voie du ciel
et non la voie des hommes. Ils étaient intégrés de façon
spontanée au Tao, qui est l'harmonie naturelle et l'ordre de
l'univers. Toutefois, cet ordre naturel fut troublé et l'homme,
séparé de sa plénitude, commença à croire qu'il constituait une
essence différente et intrinsèque, un ego. Un fragment d'Héraclite
résume la racine de l'illusion où nous sommes tombés : « Bien
que le Logos soit commun, les hommes vivent comme s'ils avaient une
intelligence particulière »
(11), sentiment de séparation qui, inévitablement, les coupe de la
plénitude antérieure qu'ils rejettent hors d'eux-mêmes. Suite à
l'Âge d'Or survint l'Âge d'Argent, puis l'Âge de Bronze et enfin,
l'Âge de Fer où nous sommes. S'éloignant du Tao, les hommes
devinrent chaque fois plus égoïstes et calculateurs. Ils perdirent
leur spontanéité. Ainsi, une fois qu'ils commencèrent à suivre le
chemin des hommes séparés, les chefs et les lois devinrent
nécessaires pour contenir leur égoïsme et leur avidité. Le Vishnu
Purana
dresse d'ailleurs le tableau peu flatteur des hommes de l'Âge Sombre
: « Ils
investiront les trésors accumulés dans leurs résidences. L'esprit
des hommes ne s’inquiétera que d'acquérir des richesses et les
richesses seront gaspillées en gratifications égoïstes ».
Notre portrait.
Mais
ceci n'est déjà plus exactement le point de vue exprimé par les
traditionalistes guénoniens, bien que je ne fasse pourtant que citer
les textes des traditions diverses où l'Âge d'Or est évoqué. J'en
retiens toutefois certains détails passés inaperçus, par exemple
le caractère réellement « primitif » et innocent des
hommes de l'Ère de Perfection. On peut se demander si les auteurs
antiques nous décrivant l'Âge d'Or n'étaient pas des rousseauistes
avant l'heure, tant les descriptions produites nous font penser aux
« bons sauvages ». Honnissant Rousseau, les guénoniens
ont-ils remarqué que les textes qu'ils citent sur l'Âge d'Or sont
souvent imprégnés de traits identiques à ceux qu'ils dénoncent
chez le premier romantique de la modernité ?
À
ce jour, la lecture dégénérative de l'histoire humaine a été le
fait de ces orientalistes hétérodoxes issus du courant traditionnel
dont le maître à penser fut René Guénon. Jean Biès, qui en
représente l'une des sensibilités chrétiennes, assure par exemple
qu'à l'Âge de la Vertu Parfaite, la caste des brahmanes prévalait,
alors qu'il serait plus juste et conforme aux textes et aux faits, de
reconnaître que n'existait alors aucune caste sociale ni pouvoir
doctrinaire d'aucune sorte. Bien entendu, l'affirmation d'Evola selon
laquelle la caste guerrière des kshatriyas devrait tout dominer est encore plus éloignée du centre, puisque la guerre n'existait pas avant la Chute (12).
Frithjof Schuon a quant à lui écrit une apologie de l'impérialisme
où il appelle à restaurer une théocratie universelle, dans le
style d'un califat islamique médiéval. Reflets de l'Âge d'Or ? La
verticalité des rapports que nous présentent tous ces auteurs comme
Tradition Primordiale, correspond en fait à ce que furent les
premières civilisations de la Chute, apparues il y a 6000
ans, ainsi que leurs productions ultérieures. Nous sommes bien en
aval de ce que disent les textes traditionnels et de ce que montrent
les cultures non-déchues, de sorte qu'en comparaison de ces
affirmations, d'autres auteurs semblent plus proches de la vérité
« primitive », tout au moins quant à son apparence. On
oublie par exemple que Kropotkine et Marx ont aussi produit leur
lecture de l'Âge d'Or antérieur, parlant d'un « communisme
primitif ». Or effectivement, le mode de vie aborigène ou
amazonien est certainement plus proche de ce modèle égalitaire que
de celui imaginé par les ésotéristes que j'ai nommés.
Je
ne crois pas utile de les citer tous, mais dans leur recherche de la
Tradition Primordiale, les guénoniens semblent poursuivre quelque
chose d'improbable en n'accordant de primordialité qu'aux seules
traditions faisant état d'un dieu unique et supra-mondain, et
condamnant toute cosmogonie qui s'écarte de l'hypothèse
créationniste et substantialiste. D'après les statistiques de Lenski sur Les
Sociétés Humaines,
4% seulement des cultures de chasseurs-cueilleurs entrent dans ces
critères (13). La démarche même qui consiste à universaliser
comme supra-culturel un point de vue particulier monothéiste, apparu
lui aussi après la Chute, montre qu'il ne s'agit encore que d'un
réflexe super-culturel prisonnier de sa forme et non de Tradition
Primordiale véritable. Ceci aura de plus conduit à déformer
certaines traditions étudiées (les incas, les sioux, les cultures
du Pacifique, etc) pour les faire rentrer dans ce moule trop étroit.
De
toute manière, quel que soit le système socio-spirituel envisagé,
celui-ci ne pourrait qu'échouer dans le cadre de la mentalité
humaine de la Chute. Sans la sagesse systémique et spontanée du
Kia, tout n'aboutit qu'à l'inversion du propos initial. Un
communisme primitif ou une théocratie ne peuvent que mal tourner
avec les hommes que nous sommes devenus.
Prenons
l'exemple de la démocratie, système politique dont il ne faut pas
oublier qu'il porta jadis Hitler au pouvoir. René Guénon a
fortement critiqué la démocratie comme expression de la mentalité
moderne. Il y voit la manifestation la plus nette du règne de la
quantité ainsi qu'une promotion sans précédent de la médiocrité,
qui conduit à donner le pouvoir à des gens qui ressemblent à ceux
qui votent pour eux, sans intelligence. Par conséquent, tous les
défauts dont nous pourrions accuser la classe politique sont des
tares dont la plupart des votants sont dotés. La critique de René
Guénon est donc extraordinairement juste, mais en revanche, il part
d'un a priori totalement inexact, à savoir que la démocratie n'est
pas un système traditionnel et qu'il s'agit d'une anomalie.
Conçue
pour des hommes véritables, mais appliquée à un type humain
dégradé et incomplet qui ne subit plus aucune épreuve initiatique
sociétale, la démocratie, qu'on le veuille ou non, est le plus
vieux système politique traditionnel au monde. Au-delà d'une
certaine période bien antérieure à la nôtre, on ne trouve
d'ailleurs plus aucune tombe particulière portant les signes
distinctifs d'un roi.
De
plus, l'origine de la démocratie moderne n'est pas grecque et
« civilisée », mais purement « primitive »,
puisqu'elle s'inspire directement des chasseurs-cueilleurs iroquois
(14). Cependant, non seulement le fait de parler de « classe
politique » démontre que la démocratie n'est pas réelle et
qu'elle est confisquée, mais il y a plus grave encore : la mentalité
de la Chute qui rend tout le dispositif inapproprié, puisque le cœur
des hommes est déserté par la sagesse systémique, réduit aux
seules appréciations fragmentées de l'ego.
Les
personnes qui se dédient à la politique sont donc, en majorité,
celles qui désirent le plus augmenter leur pouvoir et leur privilège
social égoïste. On pourrait objecter ici que l'ambition personnelle
peut parfaitement servir l'intérêt collectif ; mais selon la
perspective traditionnelle, les personnes poursuivant leur ambition
propre sont justement celles qui ne devraient jamais atteindre le
pouvoir. Dans les groupes de chasseurs-cueilleurs, les vaniteux qui
veulent prendre l'ascendant sur les autres sont sévèrement moqués
et ridiculisés, voire totalement ostracisés.
Il
existe des dispositifs particuliers pour empêcher ce genre de
pression égotique, auto-promotionnelle et captatrice ; ce qui
n'empêche nullement la dignité naturelle. Chez les kung par
exemple, on mélange les flèches avant de partir à la chasse pour
que personne ne se vante au retour d'avoir tué le gibier. Ceci
n'interdit pas que soit célébré le bon chasseur, dès lors qu'il
ne se met pas lui-même en avant. Son prestige n'en devient alors que
plus naturel, puisqu'il n'est pas construit par la publicité de soi.
C'est ainsi que ces groupes écartent systématiquement de la
chefferie celui qui veut en prendre la direction sur sa propre
initiative. Le chef politique est donc toujours désigné et choisi,
sans que celui-ci présente de candidature ; cela serait complètement
rédhibitoire car :
« Qui
se dresse sur la pointe des pieds est chancelant ; qui marche à pas
glorieux couvre peu de distance ; qui fait parade de soi-même est
sans éclat ; qui se donne raison n'est pas mis au pinacle ; qui
vante ses talents passe pour sans mérite. Ce sont là pour la Voie
des rebuts de mangeaille ou des enflures vaines. Tout un chacun en a
dégoût et l'homme de la Voie s'en détourne. »
(Tao-Tê-King)
Mais
revenons à la Chute proprement dite car il est temps d'introduire
ici un autre invité inattendu : le climat. Il semble en effet que la
Nature a joué un grand rôle dans la Chute passée. Or, nous voici
de nouveau au seuil de bouleversements climatiques profonds et là
encore, la Nature va avoir sa part dans le futur changement d'Ère,
celui qui devrait succéder à l'effondrement complet du système
civilisationnel actuel. Dans le mythe perse du Paradis, la Chute est
provoquée par l'intervention d'un être malfaisant qui altère les conditions climatiques du lieu et provoque le
départ des premiers hommes hors de leur paradis. On peut y
voir le souvenir d'un événement qui s'est effectivement produit
dans le passé lointain, mais c'est aussi l'annonce d'un
bouleversement prochain, puisque visiblement, l'être malfaisant qui bouleverse le climat est de
retour.
C'est
que, nous enseigne le passé, les changements climatiques ne sont pas
que de simples signes des temps, indicateurs de l'état systémique
désastreux de nos civilisations. Ce sont également des instruments
du Ciel contribuant directement à la transformation de la
psychologie humaine. Concrètement, le changement climatique
actuellement en cours va affecter profondément l'esprit humain et
agir sur lui bien au-delà de ce que nous imaginons. Mais dans quelle
direction ?
Si
l'on en croit la thèse fort savante et argumentée de James DeMeo
dans son Saharasia,
reprise et très largement approfondie par Steve Taylor dans The
Fall (15),
les causes de notre condition psychologique fragmentée et souffrante
actuelle remonteraient à une « explosion de l'ego » sans
précédent, survenue à la suite d'un brusque changement climatique
ayant eu lieu il y a environ 6000 ans. Qu'à la suite de cette
transformation climatique apparaissent des civilisations
constructrices de vaniteuses pyramides, toutes de verticalité,
tendues vers l'ailleurs, afin d'éterniser l'individualité d'un
souverain qui instrumentalise à cet effet une masse énorme de gens
et de ressources, va dans le sens d'une explosion de l'ego comme clef
de la Chute.
Là
où autrefois abondaient le gibier et les fruits, dans les actuelles
zones désertiques d'Amérique centrale, sur la côte Pacifique de
l'Amérique du Sud, mais surtout, dans cette large bande désertique
partant du Sahara et qui rejoint, passant par le Moyen Orient, les
vastes déserts asiatiques, eut lieu, il y a 6000 ans environ, un
bouleversement climatique qui poussa l'homo sapiens – héroïque
chasseur-cueilleur ayant survécu à plusieurs glaciations – à
faire l'expérience d'une transformation psycho-sociale qui bouscula
radicalement sa façon d'entrer en relation avec la Nature, avec ses
semblables et avec la plénitude principielle immanente, dont sa
lecture changea complètement.
Ladite
transformation apporta ce que nous appelons la civilisation,
notamment avec l'invention de l'État. Mais ce processus d'adaptation
à des conditions nouvelles d'existence ne réussit qu'à moitié,
pour ne pas dire qu'il échoua complètement au fil du temps. Des
vagues migratoires et des conquêtes s'organisèrent alors vers les
terres plus propices d'Eurasie et remplacèrent les cultures
néolithiques pacifiques et primordiales qui y vivaient, n'en
laissant subsister que quelques îlots (par exemple la culture
crétoise), peu à peu décimés. Le principal bouleversement
provoqué par le changement climatique fut une hypertrophie
pathologique du moi séparé qui, dans une large mesure, isola
psychologiquement les individus et les opposa les uns aux autres,
ainsi qu'à l'ensemble de l'environnement naturel – ce qui
occasionna une forte inflation de la violence et de la volonté de
domination. Cet événement survint dans un temps relativement court
et provoqua l'éclosion d'une avalanche de traits caractéristiques,
propres à l'homme actuel soi-disant civilisé.
Les
conclusions des travaux relatant ces événements entrent en syntonie
avec une opinion sur laquelle insiste le théologien Raimon Panikkar
et que beaucoup perçoivent comme scandaleuse : il est possible que
l'Humanité se soit gravement trompée de route, pas seulement au
cours des derniers siècles, initiant une révolution technologique
et industrielle que la sensibilité écologique croissante juge
sévèrement, mais depuis l'aube de la civilisation.
Ceci
implique que la Tradition Primordiale véritable se trouve bien en
amont de ce qui, à ce jour, s'est proposé comme tel, mais n'est
jamais qu'une expression de la mentalité de la Chute, tout juste
moins altérée que l'actuelle, et donc chargée des mêmes erreurs
fondamentales.
Le
pari pour la seule pensée – antisomatique et détachée de
l'affectivité – a provoqué chez l'homme un fort déséquilibre
qui a fini par éclabousser la nature terrestre entière. La question
pertinente est par conséquent celle-ci : l'autonomisation de la
pensée au regard du vivre et de la noosphère au regard de la
biosphère, dont beaucoup se sentent fiers et que nous considérons
comme la condition nécessaire de la philosophie et des sciences,
est-ce un pas évolutif ou une déviation pathologique ? Étant
devenu avant tout représentation, le monde de l'homme, produit de
son activité pensante, s'est séparé chaque fois davantage du Monde
comme réalité englobante, ou ce qui revient au même, de la Nature.
En outre, ce même homme a tenté par tous les moyens que ce monde
sien fait de représentation se transforme en « le monde »,
le seul monde possible, ou en un supra-monde superposé au monde,
avec pour résultat le solipsiste et galopant enfermement du sujet
humain, tant collectif qu'individuel.
Souscrivant
à l'air du temps, beaucoup d'ingénus pensent encore que des
découvertes scientifiques et techniques futures vont bouleverser
notre vision du monde et nous conduire vers un changement radical de
paradigme plus heureux. Mais rien de bien nouveau ne vient jamais de
ce secteur, sinon une dégradation mentale progressive.
Or,
Spare assure que « cette
nouvelle forme vient du passé ».
Ma conviction est identique, c'est-à-dire que je n'imagine pas que
les projections vers le futur des sciences et des technologies vont
nous aider à changer littéralement le cap dégénératif d'une fin
annoncée. Ce qui peut nous bouleverser, voire même nous
révolutionner est, je l'annonce, une découverte sur notre passé,
reliée à l'actualisation de notre plénitude antérieure
principielle. En ceci les guénoniens ont raison contre tous, de
regarder en arrière, comme le font les aymara et les quechua. Mais
pas assez loin, pas vers « la
résurgence de l'atavisme primordial : la toute-puissante
simplicité »
dont Spare nous dit qu'elle est première et terminale. À
la vue de certaines études que j'ai sous les yeux et suite à mes
aventures hors des terres civilisées, je ne puis que conclure que de
grands bouleversements dans notre compréhension du passé de
l'humanité sont en gestation, bouleversements qui ne seront pas sans
conséquences sur nos approches spirituelles et sociétales à venir.
Au
cours des derniers 6000 ans et il y a peut-être plus longtemps
encore, nous autres êtres humains, avons souffert d'une sorte de
psychose collective et dans ce sens, on peut dire que l'histoire
consignée de l'humanité est, jusqu'à un certain point, l'histoire
d'une folie. Mais le plus incroyable est que nous en sommes venus à
considérer cette folie comme quelque chose de normal. Une fois que
la folie prend ses quartiers et qu'elle affecte tous les hommes de
manière égale, personne n'a plus conscience de ce qu'est une
conduite saine et en accord avec l'ensemble systémique. Les
pratiques les plus horribles et les plus détestables finissent par
se convertir en traditions et sont considérées comme naturelles
parce qu'elles ont un ou deux millénaires d'âge. Mais que sont ces
millénaires au regard, par exemple, des cent vingt cinq mille ans de
culture aborigène, dont les rites et la cosmovision sont toujours
parmi nous ? (16)
A l'inverse de la psychologie darwinienne, j'assure qu'il n'est pas
naturel que les êtres humains se tuent les uns les autres. Il n'est
pas naturel que les hommes dominent les femmes ou les femmes les
hommes, ni qu'existent des castes et des classes dont certaines
captent tous les droits, sans jamais se sentir de devoirs. Il n'est
pas naturel que quelques individus accumulent des richesses et un
pouvoir exorbitant au détriment de l'ensemble sociétal et de
l'environnement. Il n'est pas naturel que nous poursuivions
infatigablement le succès, la gloire et le pouvoir et qu'ayant
obtenu richesse et statut social, nous ne nous sentions ni satisfaits
ni comblés, restant toujours sur notre faim. Il n'est pas naturel
qu'existent autant de névroses, de stress et de souffrances
sociales. Il n'est pas naturel que nous passions nos journées à
courir, n'ayant jamais le temps. Il n'est pas naturel que nous
instrumentalisions nos rapports à la Terre-Mère et la détruisions.
La guerre non plus n'est pas naturelle. Tout ceci n'est naturel que
pour l'ego hypertrophié né il y a 6000 ans, pour la mentalité
issue de la Chute, laquelle n'est pas la voie du ciel ni l'ordre de
l'univers.
Tous
contre tous est-il le point atomisé où nous sommes rendus ? La
psychologie « normale » et adaptative de l'être humain,
telle qu'elle est devenue dans nos sociétés de compétition –
avec ses conséquences désastreuses de tous types – est-elle la
seule possible anthropologiquement parlant ? Et si, par une approche
différente née du souvenir de notre plénitude antérieure, l'on
pouvait débloquer une vitalité réprimée et réveiller d'autres
ressources, quitte à nous rendre sauvagement bons ?
NOTES
(1)
L'amitié entre Spare et Crowley fut intense mais ne dura que deux
ans, les deux hommes ayant des tempéraments diamétralement opposés.
La relation commença à se déliter lorsque Crowley se présenta à
une exposition de Spare, se faisant annoncer comme « le
vice-roi du ciel sur la terre ».
Toute la vanité occultiste dont Spare avait horreur. Au sortir de
cette relation, Spare se raidit fortement pour suivre son penchant
naturel vers la voie solitaire. Cette confirmation dans sa propre
voie, farouchement exprimée désormais, est probablement tout ce que
doit l'artiste au flamboyant magicien. Prophète d'une religion
nouvelle, Crowley était fort prosélyte. Certains passages du Livre
de la Loi
montrent d'ailleurs à quel point (III:39, III:47). En revanche, selon Spare, toute révélation a un caractère intime intransmissible. Il
se moque, dans son Anathème
de Zos,
des admirateurs siens qui lui demandent de leur enseigner
la religion.
Dans Le
Centre de la Vie, il se fait plus mordant, visant directement Crowley : « Le
vice-roi du ciel dit : 'En mes disciples j'ai ma satisfaction'. Lassé, un homme demanda : 'Sur les sandales de la prostituée, n'est-il
pas écrit : suis-moi ?' »
L'influence de Crowley sur l'œuvre d'AOS est donc surévaluée. La
candidature de Spare à l'ordre occultiste de Crowley – manie
surfaite et épuisante des occultistes que ces 'ordres' - ne fut sans
doute pour Spare qu'un geste complaisant, une dernière faiblesse
plutôt qu'une démarche sérieuse correspondant à la nature de son
orbite. Mais les deux compères partagent toutefois un point
métaphysique commun, celui de l'inconscience sommitale et nocturne
de la voie, qui certainement traduit la notion de Non-Être
(fondamentale aussi chez Guénon, puisque l'initiatique commence
réellement pour lui, là où finit la seule ontologie). On note
d'ailleurs que dans ses exemplaires personnels des œuvres de Spare,
Crowley relève systématiquement les passages concernant l'absence
d'auto-conscience propre au Kia. Ainsi, là où Spare écrit dans son
Centre
de la Vie
: « "Revenir
au point où cesse toute connaissance, où la loi parvient à sa
propre spontanéité, où elle est liberté",
Crowley qui imagine encore avoir été le gourou de l'artiste, ne
manque pas de noter dans la marge, sans parvenir à se défaire d'une
condescendance caractéristique des occultistes : « magnifique !».
(2)
« La
sagesse ne peut se connaître elle-même, elle est dénuée de
connaissance. [...] On
ne doit pas produire la pensée du grand Tao. A
mon sens, l'esprit en tant que tel est inconnaissable, obscur et de surcroît inconscient [...] Celui dont l'esprit est exempt d'éveil et de connaissance, celui-là connait le Dharma ». En
rapport avec ce thème, j'ai compilé de larges extraits du Damalun de Bodhidharma
dans un PDF qui peut être consulté en cliquant ici.
(3)
Toutes les citations de Austin Osman Spare sont soit extraites de la
page de Magick-Instinct consacrée à l'auteur,
soit traduites directement du livre Zos
Speaks !
De K. et S. Grant (Fulgur, Londres, 1998) lorsqu'il s'agit d'œuvres
posthumes. Si AOS avait déjà traité de l'automatisme dans son
Livre du Plaisir
en 1913, c'est au travers de cet essai intitulé Dessin automatique
(1916) et écrit en collaboration avec Frederick Carter qu'il
anticipe ce qui constituera la méthode privilégiée du surréalisme.
Nombre d'exégètes de l'œuvre sparienne s'accordent à reconnaître
en lui le vrai père du surréalisme, qu'André Breton n'inventera
qu'en 1924, peut-être en le plagiant. Cf l'article intitulé Austin
Osman Spare y los comienzos del
automatismo
par
Julián Moguillansky,
dans le numéro spécial de la revue Sans
Soleil
consacré à Spare.
(4)
Indian
Philosophy, Vol.
I, Muirhead Library of Philosophy. Londres 1929.
(5)
« Reprenons
par exemple le célèbre Koan du zen : "Que
peux-tu faire, que peux-tu ne pas faire ?".
De toute évidence, ce Koan ne nous invite pas à réfléchir sur ce
que nous devons faire ou ne pas faire. Il pointe simplement le fait
que dans l'ainsité, il n'y a personne pour faire ni pour ne pas
faire. Comme nous imaginons pouvoir faire, nous croyons aussi que
nous pouvons ne pas faire ou pratiquer le non-faire. C'est bien sûr
impossible, dans la mesure où en fabriquant du non-faire, nous
continuerions encore de faire égotiquement. Cette solidification
continue donc de nous maintenir dans la posture connue
et non créative dont nous ne pouvons sortir.
[…]
Or,
la double-négation est l'outil conceptuel qui nous enseigne que le
non-faire réel est tout autant l'absence de faire que de ne pas
faire. C'est réellement lorsque nous dépassons ces deux modes
positif et négatif du faire que nous sommes dans le non-faire.
Impossible de tricher, l'ego ne peut construire cela. »
(J-L Colnot, Magie Inconnue).
Spare connaissait également l'enseignement oriental de la
double-négation, traditionnellement nommé Neti-Neti.
Il reprend cette idée - qui devient centrale dans son œuvre - au
travers de l'expression anglaise Neither-Neither,
que je retraduis en français en suivant l'habitude qu'ont les
orientalistes d'exprimer le Neti-Neti par Ni
Ceci – Ni Cela.
Parfois la double négation se teinte de la nuance plus complexe : Ni
Ceci, ni autre que Ceci.
(6)
Ici traduit de la version anglaise, comme toutes les autres
citations de ce grand classique apparaissant dans ce billet. Cf.
Chuang-tse
Shanghai,
Kelly and Walsh, 2006. Les citations du Tao-Tê-King proviennent
quant à elles de la traduction poétique de François Houang et
Pierre Leyris, Le Tao et sa Vertu, par Lao Tzeu, éd. Du Seuil, Paris, 1979.
(7)
Cité in
R. Heinberg, Memories
and Visions of Paradise,
Wellingborough, Aquarian press, 1989. Le même auteur a produit un
très intéressant article d'anthropologie inversée au titre
évocateur de The
Primitivist Critique of Civilisation,
présenté au 24ème congrès de l'International
Society for the Comparative Study of Civilisations
à Dayton. Cf. également le remarquable travail de Steve Taylor
Primal
Spirituality and the Onto/Philo Fallacy. A Critique of the Claim that
Primal People Were/Are less Spiritually and socially Developped than
Modern Human,
USA International
Journal of Transpersonal Studies
n°22, p. 61-76. Bien que l'auteur manifeste parfois une
compréhension New Age de la spiritualité (cf note 15), il fournit
de très nombreuses données scientifiques utiles à un redressement
des aprioris occidentaux sur les soi-disant primitifs. En outre, il
pulvérise littéralement le modèle darwinien et l'anthropologie
ethnocentrique de Wilber, bien mieux que j'ai pu le faire à l'occasion.
(8)
Beaucoup de nos penseurs assurent que nous sommes entrés dans l'ère
post-moderne. Or, l'essence de la modernité est la croyance au
progrès et à l'évolution humaine comme histoire d'un
perfectionnement, principalement au moyen de la technologie. Pour
qu'existe réellement une post-modernité devrait avoir été dépassé
ce mythe de la modernité, ce qui est encore loin de s'être produit,
malgré la désillusion et le désenchantement qui se répand dans
tout le premier monde. En termes brechtiens, la post-modernité est
ce « vieux
qui n'en finit pas de mourir et ce neuf qui n'en finit pas de
naître »,
exacte définition de la 'tragédie' selon Gramsci. Et tandis que
l'arnaque post-moderne se propage, l'universalisation de l'angoisse,
du stress et de la névrose, la multiplication des catastrophes
'naturelles' et la destruction de l'écosystème, sans compter la
paupérisation spirituelle et économique de secteurs croissants de
la population, tout cela n'est-il pas, effectivement, une 'tragédie'
? C'est précisément parce que chez les penseurs qui se définissent
comme post-modernes, les conceptions modernes n'en finissent pas de
mourir, alors que les conceptions réellement post-modernes n'en
finissent pas d'être sur le point de naître, que leur
auto-définition comme 'post-modernes' n'est au final qu'une
tromperie hypnotique destinée à nous distraire des vrais enjeux du
millénaire et d'une pensée digne de ce nom.
(9)
Ceci est établi depuis bien des années, sans que les occidentaux
cessent pour autant de considérer tout « primitif »
comme menant une vie plus pénible que la leur. Cf. M. Sahlins, Âge
de Pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives,
Gallimard, Paris, 1976. Également, P. Clastres, La
Société contre l'État,
éd. de Minuit, Paris 1974. Les considérations de Pierre Clastres
sur les Tupi Guarani doivent être révisées et sont souvent
inexactes et trop orientées. L'auteur a toutefois le mérite de
faire apparaître le caractère ethnocentrique de l'anthropologie
occidentale, point sur lequel il faut créditer René Guénon d'une
pertinence jamais dépassée à ce jour, d'autant plus méritoire
qu'il écrivait au début du siècle passé, en pleine période
coloniale. Les disciples de René Guénon ont en général une
compréhension des sociétés archaïques bien supérieure à celle
des anthropologues et bien entendu, de la majorité des modernes qui
continuent de croire qu'au paléolithique et au néolithique vivaient
des hommes violents et arriérés dans tous les domaines. Véritable
propagande, cette perception moderne des sociétés primitives ne
sert au fond qu'à justifier l'ethnocide qu'engendre
l'universalisation de notre paradigme totalitaire. La thèse
principale de Clastres est que « Trop
souvent la société « moderne », la société
industrielle et technicienne, est considérée comme l'aboutissement
inévitable de l'organisation sociale ou, pour les plus modérés, un
stade plus évolué par lequel devront passer obligatoirement les
sociétés dites primitives. Or, il n'en est rien et la société
primitive n'est pas une société « sous évoluée »,
société qui n'aurait pas encore abouti à la forme étatique qui
ferait d'elle une civilisation. Bien au contraire, la société
primitive, sans État, est un autre choix de société, une société
qui s'organise de façon à lutter contre l'émergence de l'État et
de tout pouvoir coercitif ».
(10)
Heinberg, op. cit.
(11)
Fragment 2 d'après Diels-Kranz et 23, selon Marcovich. Le Logos,
le 'Verbe' héraclitéen a un sens sensiblement différent de la
moderne « raison » et se rapproche plutôt de la notion
de Tao.
Il n'est d'ailleurs guère surprenant que le Prologue de l'Évangile
de Jean
soit traduit en chinois par : « Au
commencement était le Tao ».
D'autres versions traduisent « intelligence
particulière »
par « entendement
privé »
ou encore « entendement
particulier ».
(12) Bien que la voie martiale puisse constituer
un vecteur privilégié d'initiation propre au Kali-Yuga.
Souvent plus pacifiques que les nôtres, certaines sociétés
« primitives » actuelles peuvent bien entendu connaître
les conflits guerriers, montrant ainsi qu'elles n'ont pas été
totalement épargnées par la tendance globale de la Chute.
Toutefois, les études archéologiques n'ont à ce jour trouvé que
peu de preuves de l'existence de conflits armés au cours de notre
étape de chasseurs-cueilleurs, c'est-à-dire au cours de la période
allant du début de l'espèce humaine jusqu'à 8000 ans avant notre
ère. N'ont en réalité été découverts que deux cas assez ambigus
de violence de groupe, au cours de cette période de centaines de
milliers d'années. Un groupe de gisements situé dans la vallée du
Nil montre quelques signes de violence à partir de 12 000 ans avant
JC. Sur le site de Jebel Sahaba par exemple, a été découverte une
fosse contenant une cinquantaine d'individus montrant des signes de
mort violente. Au Sud-Est de l'Australie ont également été
découvertes des traces de guerres inter-tribales, datant de 11 000 à
7 000 ans avant notre ère. Dans son livre War
before civilisation
(OUP, New York, 1996), Lawrence Keeley tente de montrer que la guerre
est aussi ancienne que l'humanité, mais il échoue complètement
dans son entreprise, les quelques preuves qu'il apporte ayant été
réfutées, entre autres, par l'anthropologue Brian Ferguson, par
exemple en démontrant que certaines traces sur les ossements ne sont
pas des signes de cannibalisme ou de violence, mais des pratiques
funéraires de nettoyage des os. La difficulté à trouver des
preuves d'existence de ces guerres en démontre déjà l'extrême
rareté, surtout si l'on compare cette période à la boucherie
continuelle que fut notre histoire 'civilisée'. Par exemple, en 1999
ont été conduites trois études indépendantes sur différentes
zones de la planète, études qui mettent en évidence l'absence de
conflits armés pendant tout le paléolithique supérieur (de 40 000
à 10 000 avant notre ère). Les recherches en paléo-pathologie
n'ont découvert sur cette période aucune trace de mort violente ou
de traumatismes causés par la guerre et bien qu'ont été mis au
jour de nombreux ustensiles, l'absence d'armes retient toute
l'attention. Contrariant l'image d'Épinal que la plupart de nos
contemporains se font de cette période antique, Ferguson (Violence
and War in Prehistory,
éd. G and B, New York, 1997) assure : « Il
est difficile d'imaginer comment, étant si invisible, la guerre
aurait pu être répandue à l'époque ».
À
ce jour, plus de 300 grottes ont été découvertes qui contiennent
des peintures datant du Paléolithique et aucune d'entre elles ne
montre de scène de guerre ni de représentations de guerriers
luttant entre eux... Au contraire, toutes les données disponibles
suggèrent qu'au cours de cette période de notre histoire régnait
une paix parfaite. L'anthropologue Richard Gabriel écrit : « Au
cours des premiers 95 000 ans compris entre l'apparition de l'homo
sapiens et le début de l'Âge de Pierre (vers 4000 avant notre ère)
n'existe aucune preuve que les hommes ont guerroyé entre eux, et
moins encore au degré que requiert la violence de groupe organisée.
En fait, il existe même assez peu de preuves d'homicides »
(The
Culture of War,
Greenwood Press, NY, 1990).
(13)
Lenski, Sociedades
Humanas,
McGraw-Hill Interamericana, Madrid, 1998. Un cas tout-à-fait
remarquable correspondant en tous points à ces exigences
doctrinales est celui des Mbya-Guarani. En 1956, le chercheur
paraguayen León Cadogan a publié un texte époustouflant, recueil
de chants sacrés transmis de mémoire et d'âge en âge par les
Mbya-Guarani. Ces paroles sont consignées dans la langue secrète et
ésotérique que les Mbya réservent uniquement à cet effet et elles
avaient échappé totalement aux anthropologues jusque là, qui
pensaient pourtant tout savoir des Guarani. Réellement ésotérique,
le contenu de ces chants est tout bonnement éblouissant, tant du
point de vue de la richesse poétique que de la sophistication des
idées. On se prend à questionner le mystère de cette Amazonie,
capable de produire une telle merveille, d'une facture si avancée.
Les chapitres I à 3 relatent la création du monde par Ñamandu.
Avant de créer les âmes des humains comme autant de paroles du
langage sacré, Ñamandu va tout d'abord concevoir et créer ce
langage humain comme une part divine de lui-même, ainsi que le
'petit amour' fraternel comme part de sa divinité. Non seulement le
chant est d'une extrême beauté, mais il est aussi métaphysiquement
très profond et rempli de surprises et de révélations. Tout au
long de ces textes se laisse deviner en outre une voie réservée à
bien peu, que le chapitre XVI vient éclairer. Parmi les chamanes –
et c'est là qu'apparaît l'éventualité d'un méta-chamanisme
authentique, plutôt que celui inventé par un Castaneda – il est
quelques êtres exceptionnels, qui non seulement ont servi longuement
leur communauté, mais pratiqué aussi les 'exercices spirituels', le
végétarisme strict et les diverses vertus recommandées. Par la
prière et les pratiques secrètes, ceux-ci peuvent solliciter la
grâce de la 'perfection' aguyje
sur terre, qui permet d'entrer dans le Yvy
Mara Ey
(Paradis originel) sans passer par la mort. Le chapitre termine par
une description de ce qu'obtint l'immortel Chiku, l'un des saints
Mbya : « Chiku
obtint la perfection ; des flammes jaillirent de la paume de ses
mains et de la plante de ses pieds ; son cœur s'illumina du reflet
de la sagesse ; son corps divin se convertit en rosée incorruptible,
sa parure de plumes se couvrit de rosée, les fleurs de sa fontanelle
étaient de flammes et de rosée ».
Ce symbolisme renvoie à Ñamandu lui-même, tel que décrit dans les
premiers chapitres où apparaissent tous ces attributs. C'est un
discours chargé de sens subtil, mais ce n'est pas ici le lieu d'en
évoquer plus clairement la substance. (Cf León Cadogan, Ayvu
Rapyta, Textos míticos de los Mbyá-Guaraní del Guaira,
Université de Sao Polo, Brésil 1959). On peut trouver sur Internet
la version bilingue (Mbya-Espagnol) complète de ce remarquable Ayvu
Rapyta ou
'Fondement de la Parole'.
(14)
Beaucoup croient que le concept de démocratie est né dans la Grèce
antique mais, hormis le fait que les grecs avaient une idée bien
particulière de la démocratie – qui intégrait l'esclavage et une
limitation drastique du pouvoir des femmes – il existe de
nombreuses raisons permettant de conclure que la démocratie
occidentale vient en réalité de l'adoption de principes originaires
amérindiens. La fondation de la nation américaine comme société
où tous jouissent des mêmes droits – idée totalement inconnue en
Europe à cette époque – fut en grande partie inspirée par les
sociétés natives américaines. Les pères de la nation – comme
Thomas Jefferson et Benjamin Franklin – admettent dans leurs
mémoires qu'ils furent influencés par le modèle iroquois de
gouvernement démocratique et son système de contrôle, de
proportionnalité et de représentants élus. La notion d'union des
différents états s'inspire directement de la Ligue des Nations
Natives Iroquoises. L'idée fut recommandée aux euro-américains par
un dirigeant des Six Nations, dans un traité signé en présence de
Benjamin Franklin en 1774. La Ligue possédait un ensemble de lois et
une constitutions très sophistiquée, que les chefs devaient
apprendre par cœur et transmettre oralement de génération en
génération, lois que les pères fondateurs des États-Unis
d'Amérique empruntèrent. Toutefois, la seule partie qu'ils
n'adoptèrent pas était relative à l'autorité et au leadership des
clans féminins et de fait, leur conception de la démocratie était
aussi spéciale que celle des grecs, puisque l'égalité et la
liberté de « tous
les hommes »
était limitée aux propriétaires terriens blancs à l'exception des
femmes, des esclaves afro-américains, des amérindiens et des blancs
sans terres. Les amérindiens furent aussi indirectement responsables
de la révolution française qui s'inspira d'idées démocratiques
américaines et bien entendu du Contrat
Social
de Rousseau qui, lui aussi, avait beaucoup lu sur les natifs
amérindiens et du Pacifique Sud. De même, il est vraiment ironique
qu'ayant inspiré les créateurs de la démocratie moderne
capitaliste, les iroquois aient également influencé les créateurs
des états communistes. En 1851 fut publié League
of the Iroquois
de L. H. Morgan, que Marx et Engels consultèrent et dans lequel ils
reconnurent un modèle de société socialiste utopique. Dans une
lettre à Marx, Engels s'en étonne : « C'est
une constitution merveilleuse. Il n'y a pas de pauvres ni de
nécessiteux.
[...] Tous
sont libres et égaux, même les femmes. »
(15)
James DeMeo, Saharasia,
The 4000 BCE origins of child abuse, sex-represion,, warfare and
social violence in the deserts of the old world,
OBRL, Oregon, 1998. Steve Taylor, The Fall, The insanity of the Ego in Human History and the Dawnig of a New Era, Iff Books, Londres, 2005. Si les deux premières parties de ce dernier livre sont fascinantes
d'érudition et brillamment argumentées, au point de me donner envie
de traduire le livre en français, la troisième partie qui souhaite
reconnaître dans notre époque moderne les signes avant-coureurs
d'un Âge d'Or m'a totalement découragé de le faire. Certes, il y a
la démocratie, la fin de l'esclavage et les droits de la femme fait
remarquer l'auteur. Mais percevoir les signes d'une spiritualité
retrouvée dans des phénomènes tels que le néo-advaïta, le
channeling ou l'apparition en Angleterre de la Golden Dawn à la fin
du XIXème siècle, tout en restant aveugle au fait que cette période
est la plus meurtrière et polluante de notre histoire humaine, me
semble manquer de sérieux, surtout lorsque l'on a, pendant 400
pages, considéré l'écocide et la guerre comme des marqueurs
essentiels de la Chute.
(16)
Robert Lawlor signale en effet que la présence aborigène en
Australie doit être reculée de 60 000 à 125 000 ans. Cf. Voices
of the first day, Awakening in the aboriginal dreamtime,
éd. Inner Traditions, Rochester, 1991.
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