au
sommet de la plus haute des montagnes,
et
en-bas, autour de moi, se trouvait le cercle du monde.
Et
je vis que tout cela était sacré.
BLACK ELK
Le monde est un vase sacré
Le monde est un vase sacré
Qui ne supporte pas
qu'on s'en empare et qu'on s'en serve.
Qui s'en sert le
détruit.
Qui s'en empare le
perd.
(TAO-TÊ-KING, 29)
(TAO-TÊ-KING, 29)
On
trouve des traces d'OGM dans les endroits les plus reculés
d'Amazonie et tandis que j'écris ces lignes, l'Organisation Mondiale
de la Santé vient d'annoncer qu'aussi éloigné que l'on soit de la
société industrielle, l'air que nous respirons est désormais cancérigène. Ce qui est plus inquiétant encore, c'est que
l'on accorde peu d'importance à ces nouvelles, vite banalisées par
le rythme fou de l'information. Rien ne change jamais des causes du
désastre, qui ne fait qu'empirer. En ce début de troisième
millénaire, le futur de l'espèce humaine semble donc suspendu à un
fil.
Loin
de Babylone, l'aliénigène que je suis devenu se met à croire que
les êtres humains ont scellé, dans leur inconscient, une sorte de
pacte pour le suicide collectif. Au-delà des individualités,
interrogeant les ombres de l'espèce qui échappent aux intentions
conscientes, l'homme-médecine distingue dans tout cela une sorte de
maladie spirituelle à caractère létal. Il est possible que les
humains ne supportent plus davantage leur mal-être psychologique et
sociétal - dû à une sorte de décrochage métaphysique - ni la
vision froide et sombre de la réalité moderne, où apparaît leur
monstruosité. C'est pour cela que nous aurions décidé, devenus
nuisibles, de mettre fin à ces souffrances et de nous éteindre en
tant qu'espèce.
Comme
on le fait parfois avec certains malades en phase terminale, la
méthode n'a pas le trait soudain d'une guerre nucléaire. Musique
relaxante et lumière tamisée, on rêve encore avec Coppens des lendemains qui chantent où l'on colonisera d'autres planètes,
pour faire exactement pareil. Mais en réalité, nous avons opté
pour le désastre graduel et la mort douce, de sorte que l'on se
rende compte le moins possible de ce qui nous arrive. D'aucuns ont
même écrit, comme Alain Daniélou, que les dieux chercheraient à
se débarrasser des hommes, en leur inspirant justement ces fausses
bonnes idées : les centrales nucléaires, les OGM, les pistes de ski
à Dubaï, manger des fraises en hiver, etc. Dans tous les cas, nous
détruisons les systèmes vitaux de la planète de façon si variée
et enthousiaste, qu'il semble que nous soyons déterminés à ce que
la tentative de suicide n'échoue pas.
L'une
des banalités les plus consensuelles de ces dernières années voit
en la globalisation une nécessité écologique et soutient la mise
en place d'une gouvernance mondiale qui sera, à terme inévitable,
pour permettre une gestion raisonnée et prévisionnelle des
ressources de la planète. Parmi les fervents défenseurs de cette
perspective en France, le futurologue Jacques Attali prévoit que
d'ici 2030, une terrible guerre mondiale sera le seul moyen d'y
parvenir. M'est avis que la globalisation ne fait en plus
qu'accélérer le rythme de la dévastation. Mais qu'à cela ne
tienne, la mondialisation c'est bon pour la planète, mangez-en !
Aux
USA, des philosophes évolutionnistes comme Ken Wilber n'imaginent
pas autrement, saupoudrées de spiritualité, les solutions à
apporter au grand désastre écologique, dont les conséquences
terminales seront sans doute moins évitables que la très sainte
mondialisation.
Ce
type d'écologie politique n'est pourtant qu'un prétexte masqué
pour le marché total, visant à mettre la Nature au service d'un
système d'exploitation matérialiste qui ne ralentira jamais. On ne
souhaite d'ailleurs pas y toucher, puisqu'il est LA valeur sacrée de
la modernité. Le résultat probable sera un contrôle des ressources
planétaires totalitaire et monopolistique, certainement depuis
l'hémisphère nord, sans que la pollution et la raréfaction des
ressources soient résolues pour autant. Par conséquent, cette
vision n'est pas une pensée mondocentrée, pour reprendre
l'expression de Wilber, mais bien plutôt une expression occidentale
et localisée de l'écologie capitaliste, oxymore s'il en est.
J'ai
déjà eu l'occasion de commenter brièvement la philosophie de Wilber en termes de préjugés modernistes concernant l'indigène. Dans Sex, ecology and spirituality (1),
l'analyse que fait cet auteur de la crise écologique, qui est avant
tout le signe d'un malaise spirituel et d'une décadence encore plus
profonds et destructeurs, présente de nombreuses difficultés. Je
n'en noterai ici que quelques unes, directement liées à mon
expérience, depuis 2008, du « monde primitif » et de la
Nature en tant que sujet.
Wilber
affirme par exemple que les peuples premiers ne sont pas plus
conscients que nous de leur environnement, voire même qu'ils le sont
moins. L'auteur n'admet d'ailleurs d'écologie qu'occidentale et
rationnelle, ce qui est sans doute vrai, mais pas dans le sens
valoratif où il le comprend : « En elle-même, la structure
tribale/primitive n'était pas dotée de sagesse écologique, mais
était tout simplement dépourvue de moyens suffisamment puissants
pour que cette ignorance impactât l'environnement global de façon
significative » (p. 713).
Remarquons
tout d'abord que certains peuples passés ont déjà disparu à cause
de leur mauvaise gestion des ressources naturelles, le cas le plus
connu et le plus spectaculaire étant celui des rapanuis de l'Île de Pâques, parfaite illustration miniature de ce que peut
devenir une croissance infinie dans un monde fini (2). Mais peut-on
en tirer la conclusion générale de Wilber sur les « peuples
primitifs », puisqu'à l'inverse de ces quelques comportements
suicidaires, les travaux de Philippe Descola (3) montrent par exemple
que les régions d'Amazonie qui furent le plus longtemps habitées
par les indiens ont vu leur biodiversité s’accroître considérablement plutôt que diminuer ? Ceci ne démontre-t-il pas
un savoir-être au monde et un savoir-faire tout à fait écologiques,
voire même écosophiques ?
Cependant,
Wilber subordonne toute donnée anthropologique à sa modélisation
réductrice pré-trans, laquelle considère que le
développement de l'ego fut, en fait, le passage obligé vers la
conscience écologique, puisqu'il occasionna l'apparition de la
pensée formelle/opérationnelle qui nous rend capables de prévision
et « d'appréhender les relations mutuelles ».
L'affirmation de Wilber selon laquelle les peuples premiers n'ont pas
d'ego - et donc, ne font pas partie de la noosphère mais uniquement
de la biosphère – est semble-t-il le point de départ de sa
méprise.
Anthropocentrique,
l'occidental possède un ego solidement séparé et anormalement
hypertrophié, au point de souffrir puissamment de son confinement et
de développer une pathologie compensatrice de l'avoir et de la
reconnaissance, devenue planétaire. Cosmocentriques, les peuples
« primitifs » ont, pour leur part, un ego manifestement
interdépendant et relationnel, plutôt que monadique et substantiel.
C'est un ego inter-relié, un croisement ontologique proportionnel à
l'ensemble communautaire et naturel, tout au moins lorsqu'ils n'ont
pas été occidentalisés (4). Il est impossible d'affirmer qu'ils
n'ont pas d'ego du tout, sans quoi ils n'auraient pas conscience de
la mort ni du temps. On ne peut pas affirmer non plus qu'ils ne sont
pas individués, au prétexte qu'ils considèrent l'individualité
comme subordonnée et secondaire, au regard de l'harmonie globale de
la « société cosmique » où ils s'épanouissent. Enfin,
on ne peut davantage tirer la conclusion échevelée qu'ils ignorent
ce que sont les « relations mutuelles », sans verser dans
une anthropologie de salon dérisoire qui confond carte et territoire
(5).
Même
en admettant que l'ego ait pu contribuer à la naissance de la
conscience écologique - en même temps qu'aux désastres du même
ordre - Wilber dédaigne ce qui, sans doute, est la conscience
écologique fondamentale et première, c'est-à-dire que pour le
« primitif », la conscience n'est pas enfermée dans la
boite crânienne – qui en est le récepteur plutôt que le
producteur - mais constitue un champ qui se partage et se communique
sans discontinuité à travers tous les phénomènes naturels,
s'exprimant dans ce cas précis sous forme d'inter-subjectivité.
Un « primitif » a le sentiment que les phénomènes
naturels sont dotés de vie et constituent des manifestations de
l'Esprit avec lesquelles il est relié comme à des parents. Il ne
peut donc pas les traiter comme de simples objets et cela implique
forcément une réciprocité éthique et un usage précautionneux
(6). Ce lien inter-subjectif est si fort qu'un « primitif »
exilé de sa terre ou de sa communauté est tout simplement un homme
mort, amputé de lui-même et mutilé dans son être.
Au
Brésil, sous une présidence écologiste, la construction du barrage
de Bellomonte est un meurtre ontologique. Sans imaginer la violence
inouïe de ses décisions, l'occidental moderne, lui-même déraciné
du ciel autant que de la terre, n'y voit qu'une expropriation ou un
déménagement anodin. Mais pour l'indien, c'est une condamnation
certaine à la mort ou à l'alcoolisme, tant il est ontologiquement
relié à son environnement naturel et communautaire. Quand on
construit un barrage, la même différentiation anthropologique mal
comprise, dans laquelle Wilber voyait tantôt une supériorité
évolutive de l'ego occidental, est bien vite oubliée. On se met
alors à imaginer que les indiens pensent et sentent comme nous. On
croit que l'homme est sur cette terre partout le même qu'en
Occident. L'universalisme arrangeant bien nos affaires, on ne voit
plus ces différences essentielles qui rendent nos crimes encore plus
immondes. Natif des îles Fidji, l'anthropologue A. Ravuva souligne
pourtant que les liens des habitants de ces îles avec leur terre -
ou vanua - « constituent une extension du concept du moi.
Pour la majorité d'entre eux, la simple idée de s'éloigner du
vanua équivaut à
renoncer à la vie. »
Il
n'est pas surprenant que certains peuples indigènes contemporains –
comme les uwa colombiens ou
les kaiowa du Brésil –
aient menacé de commettre un suicide collectif au cas où on les
chasserait des terres de leurs ancêtres. Car pour eux, ce
déracinement est déjà un assassinat et c'est leur corps que l'on
démembre sans anesthésie. La vision cosmocentrique des cultures
indigènes remet l'homme à sa juste place, à la manière de l'eau,
qui finit toujours par rejoindre son niveau. La terre ne lui
appartient donc pas, c'est lui qui appartient à la terre. Son rôle
est d'être la Nature, pas d'en être le seigneur. Le soleil est un
organe vital plus important que ses yeux et la terre est plus
essentielle à la vie que ses jambes. A quoi bon des poumons sans air
et une bouche sans eau ? Telle est la hiérarchie naturelle des
organes vitaux du corps global auquel l'indien participe, sans qu'une
mégalomanie dualiste malvenue ne vienne fracturer l'unité
Homme-Nature. Parlant de sa culture, un chef kaiowa affirme même :
« Nous sommes la terre ». Il ne s'agit pas d'une
simple image, c'est une ontologie palpable produisant chez l'indien
des opérations de l'esprit sensiblement différentes des nôtres.
D'où la force de son chamanisme, au regard des constructions
déculturées et individualistes revendiquant ce terme dans
l'Occident moderne (7).
Voilà
qui n'est pas rien et devrait même constituer le socle relationnel
de toute réflexion sérieuse pour une écologie à vocation
spirituelle. « Frère soleil... sœur lune » chantait un
saint d'Assise qui parlait aux oiseaux. Notre vision du monde est le facteur premier qui affecte la manière dont
nous traitons la Nature et les êtres qui s'y trouvent. Quand on est
sain d'esprit, on ne peut faire du mal à un parent qu'on aime ou à
une part de soi. Mais l'inconvénient écologique de
l'anthropocentrisme (reflet du créationnisme) est qu'on peut traiter
un objet comme on veut, car il ne présente pas de résistance
éthique.
Tout
ceci ne peut bien sûr suffire à convaincre Wilber, concernant
l'éventualité d'une écologie primitive. Partant d'un point de vue
a prioristique qui se méfie exagérément de la vision romantique de
l'indigène, il finit par tomber dans l'excès inverse en
infantilisant celui-ci et lui ôtant toute vertu spirituelle et
écologique, là même où elle excelle. Dès lors qu'il ne comprend
l'indien qu'au travers du seul modèle psychologique de Piaget, il le
réduit à la détestable condition d'enfant, pensé par un adulte du
Premier Monde. Catégorisé comme pré-rationnel, celui-ci n'a
plus aucune chance de se voir reconnaître quelque conscience ou
discours trans-rationnel digne d'intérêt. On note donc chez
Wilber une tendance caractéristique de l'illustrisme colonial, à la
limite du paternalisme et de l'arrogance. C'est ainsi en tous cas que
le ressentirait la fière pensée aymara, quechua ou guarani.
D'une
façon similaire et toujours en vue d'imposer l'occidentalité
moderne et son inflation comme sommet de l'échelle évolutive
actuelle, Wilber pense que la crise écologique ne peut être résolue
en « régressant » - c'est son terme - vers un état
d'union à la Nature, mais au moyen de l'évolution de l'espèce
humaine vers un niveau supérieur de conscience qui amplifie notre
perspective et notre rationalité, nous permettant ainsi de mesurer
les désastreuses conséquences de la destruction écologique,
capacités dont l'indigène est dépourvu selon lui. Qu'il admette
que l'Occident est allé trop loin dans le développement de l'ego ne
l'empêche pas de poursuivre dans la même direction : toujours plus.
Toutefois,
sans besoin de statistiques savantes et de perspective mondialiste,
plus raisonnables sans doute que rationnels, les indiens avertissent
depuis des siècles que le mode de vie égoïste des blancs met en
danger la planète. « La terre a cessé d'être la sœur de
l'homme blanc pour se convertir en son ennemie », disait le
chef Seattle. Et il y a déjà fort longtemps, un aborigène
australien confiait à un anthropologue : « L'homme blanc
est incapable de pénétrer dans les rêves de son entourage, des
plantes et des animaux qu'il mange. Le résultat est qu'il finira par
devenir fou et malade, se détruisant lui-même ». Se
sont-ils trompés ? Non. Sont-ils les auteurs du désastre planétaire
? Non plus. Et cependant, les signes extérieurs de la catastrophe
annoncée étaient à leur époque bien moins notoires
qu'aujourd'hui. Pratiquant à notre égard une sorte d'anthropologie inversée, les « primitifs » ne tiraient ces
conclusions qu'en se fondant sur notre étrange mentalité
anthropocentrique et son observation. Bien avant nous donc, ils en
prévoyaient les conséquences funestes.
Ceci
n'est pourtant pas une « conscience écologique »
rationnelle pour Wilber et la déconsidération du discours primitif
permet à notre auteur de construire un système « évolué »
peu probant, qui vante les bienfaits du rationalisme occidental (8).
Selon lui, si nous possédions une vision mondocentrique – qui
n'est rien d'autre que sa vision occidento-centrée mondialisée et
ne doit pas être confondue avec la perspective cosmocentrique
indigène – nous verrions d'une façon plus ample et notre capacité
de prévision et de planification augmenterait considérablement. C'est l'art de chercher midi à 14 heures, car là encore,
les indiens connaissent la solution la plus simple à tous ces
problèmes ainsi que leur origine, celle qui, selon le principe
pourtant scientifique et rationnel du rasoir d'Ockham, devrait être
privilégiée avant toute autre, puisqu'elle est l'évidence criante.
C'est au point que quelques rares occidentaux ont pu aussi
l'identifier très nettement : « L'Occident moderne est une
anomalie dans l'ordre du Cosmos » (René Guénon). « La
superstition du progrès est le venin qui parcourt notre temps »
(Simone Weil).
Nul
besoin d'encore plus de prévisions comptables, quand nous sommes
déjà incapables de tirer les leçons de celles dont on dispose, en
agissant par exemple en direction de ce que les andins appellent le
« bien vivre » ou Sumaj
Kawsay. Il suffit d'user
du monde avec frugalité et révérence, sans accumuler
outrageusement et surtout, en apprenant à réciproquer avec la Nature pour lui rendre ce qu'elle nous donne et rétablir l'équilibre. Car à ce jour, sales gosses que nous sommes, nous ne faisons que
prendre sans donner ni jamais dire merci. Tout nous est dû. Attitude
typiquement occidentale dénoncée par les indiens, qui à leur tour,
nous prennent pour des enfants immatures, ce qui n'est pas démérité.
Le seul problème réel n'est donc pas notre capacité de prévision
et de planification, certes utile, mais notre voracité égoïste,
indicatrice d'une maladie spirituelle parfaitement identifiée par
les guérisseurs aymara et les kallawaya (cf. le lien ci-dessus).
Mais qui osera jamais en finir avec la « dictature économique »
et interroger cette voracité, pour découvrir avec Diogène que l'on
est souvent beaucoup plus heureux et libre d'avoir simplifié ses
besoins ?
Avouons
qu'il est bien difficile d'imaginer comment une proposition
écologiste technocratique pourrait suffire à résoudre ces
questions, alors qu'on est dépourvu désormais de la connexion
spirituelle profonde avec la Nature dont font justement preuve les
soi-disant « primitifs », jusque dans leur sensorialité
(9). Ce n'est pas faire étalage de romantisme de la leur
reconnaître, tant les données anthropologiques abondent en la
matière, sans même devoir évoquer ici les expériences
personnelles de celui qui écrit ce billet. Le traitement wilbertien
de la question écologique montre seulement à quel point sa vision
est limitée par son occidentalité. Mais à vrai dire et
indépendamment de ses positions douteuses concernant les soi-disant
« primitifs », ce n'est là, effectivement, qu'un exemple
typique de ce qu'est l'écologie, comprise par un occidental habitant
l'un des pays les plus pollueurs de la planète, mais ne souhaitant
pas renoncer à ses excès. Ce qui oblige à rechercher des solutions
là où elles ne sont plus.
Pour
que tout le monde vive comme des européens, il faudrait trois
planètes et demie. Cinq planètes pour vivre comme des américains.
Sept planètes pour vivre comme des japonais. A eux seuls, les
américains qui ne représentent que 4% de la population mondiale,
utilisent 26% des ressources énergétiques planétaires. Ce mode de
vie n'est pas cosmo-compatible mais c'est pourtant celui que nous
globalisons. L'unique solution est qu'il nous faut décroître et non
pas acquérir plus de capacités prévisionnelles ; nous les avons
déjà et nous n'en faisons rien, à quelques exceptions près. Les
dieux que nous servons ont d'autres exigences, plus pressantes.
A
ce titre, la modernité occidentale et sa façon de voir l'écologie,
parlant de « développement durable », est une médecine
qui inocule ses maladies, afin de mieux vendre ses remèdes par la
suite, lesquels contiennent les mêmes virus cachés (10). Voyons ce
qu'il en est.
Voici
donc où l'écologie, invention occidentale en effet, est rendue. La
remise en question radicale du système consumériste et
croissantiste, l'exigence de valeurs nouvelles, le retour à la terre
et le retour du cosmos dans la cité, la recherche d'une réalisation
intégrale, la projection vers de nouveaux modes de vie moins
gourmands et plus simples, aspirations dans lesquelles, malgré toute
leur ambiguïté ne cesse de battre un certain élan ascendant, ont
finalement débouché sur un civisme réformiste teinté d’hygiène et de bonne conscience, quand ce n'est pas la lucrative
commercialisation du naturel, de la santé et du bien-être à
l'occidentale, venant compenser une manière de stresser sa vie.
L'homme nouveau promis par l'écologie d'il y a quelques décades
semble s'être éteint, entropisé, phagocyté par le système, noyé
peut-être sous les pots de peinture avec lesquels les écologistes
voulaient peindre en vert le tourisme, la mode, le développement, la
spiritualité, l'entreprise, le progrès et, en somme, la modernité
et sa prédation mondiale.
Simple
achat d'image, la fusion de la mode écologiste et de la mentalité
scientifique, associée aux exigences du techno-marché, génère
l'expansion de la « conscience verte », indispensable
désormais pour vendre n'importe quoi. Mais voilà qui plus encore,
menace d'achever ce qui était venu pour nous sauver : « Gestion
efficace des ressources naturelles pour un développement durable »,
tel est le slogan généralement admis et accepté par les
multinationales de l'écologie, formule perverse qui concentre et
synthétise à la perfection dans ses quatre concepts de base –
gestion, efficace, ressources et développement – une vision
rigoureusement économique et bureaucratique de la Nature, comme base
de son programme d'exploitation, autrement dit de destruction.
La
Nature comme ensemble de ressources, ou ce qui revient au même,
comme entrepôt de matières premières destinées à être
transformées par l'industrie, telle est la vision propre à qui ne
peut voir que du bois dans un arbre, ou un minerai dans les roches,
la seule dont soit capable l'homo economicus qui ne sait rien
de la Pachamama, ni des forces colossales de l'esprit qui sont en
jeu, lorsque l'Homme et la Terre-Mère entrent en communion
passionnée, se donnent l'un à l'autre. La beauté théophanique de
la respiration des mers ou le rêve parlant des cascades sont des
termes qui n'ont désormais plus de sens, puisqu'on n'y voit que de
la marchandise. Si actuellement on pense que la Nature doit être
préservée, ce n'est que parce qu'elle est une part indispensable du
processus de production. Ce qui, pour les cultures andines, est un
temple vibrant d'hylothéisme, la mentalité moderne le convertit en
vulgaire magasin, ouvert même le dimanche. Sacrilège métamorphose
qui synthétise avec précision le sens de cette modernité et des
dieux qu'elle adore.
Atteignant
dans leur décadence des sommets de schizophrénie, certains
écologistes, probablement les mêmes qui inventèrent le fléau du
« tourisme vert » - que le Tío les confonde et qu'Illapa
les consume – ont certifié que tout peut être taxé dans le
royaume de la quantité, assignant même des prix « écologiques »
aux paysages. Génuflexion définitive devant l'autel de la déesse
Productivité, le dénommé « développement durable »
est la reddition inconditionnelle de ceux qui allaient être des
révolutionnaires mais ont fini par planter des petites fleurs dans
les jardins du Nouvel Ordre Mondial.
Le
recyclage et les sources alternatives d'énergie, emblèmes de la
mentalité écologiste, sont le fidèle reflet de son étroite
dimension : on change les modes de production pour mieux laisser
intacte notre voracité qui, de cette manière, se trouve renforcée
et justifiée. Ainsi, on modifie l'origine du papier et on le
recycle, pour que nos boites aux lettres continuent de se remplir de
kilos de publicité inutile ; on fait la promotion de l'origine
« naturelle » du tissu pour sauvegarder la pratique
idiotisante de la mode ; les parcs éoliens détruisent
écologiquement le paysage pour que les télévisions puissent
continuer de dévaster proprement les consciences...
On
oublie quelque chose d'essentiel : le recyclage et les sources
d'énergie alternatives peuvent être salutaires, dès lors qu'on les
applique à des besoins réels ; mais ils deviennent un écran de
fumée supplémentaire nous empêchant de discerner l'urgence,
lorsque médiatisés par l'industrie, ils servent des besoins fictifs
créés de toute pièce, renouvelés plus vite encore que la demande
des consommateurs. A la mesquinerie de la fin s'ajoute alors la
félonie dissimulée des moyens, qui se transforment en propagande
propre sur elle. Loin de faciliter l'intégration de l'être humain à
un ordre supérieur, l'écologisme se place dès lors au service du
glorieux système, qui est le moteur principal de la dévastation de
tout.
C'est
ainsi que le consumérisme vert remplace le consumérisme polychrome
du capitalisme conventionnel. De vision du monde à méthodologie de
production industrielle, tel a été le chemin parcouru par
l'écologisme ces dernières années : l'enfer consumériste oui,
mais avec des poumons propres ! Et même cet objectif ne peut plus
être tenu. Devenue désormais un produit comme un autre et un objet
de spéculation, la taxe carbone permet d'acheter le droit au crime
de pollution, tout en se donnant l'impression de « sauver la
planète ». On fait donc tout ce qui est possible pour que rien
ne change, malgré la gravité irréversible de la situation. Simple
écran de fumée, l'écologie devient alors l'agent et l'argument du
statu quo.
Crispée
sur ses avoirs et son confort bourgeois, la grande majorité des
hommes et des femmes n'est pas du tout disposée à comprendre que
les méthodes en accord avec une manière de vivre réellement
humaine seront nécessairement moins efficaces et productives que
celles dont la barbarie industrielle fait la promotion cynique ; ce
qui, loin d'être un inconvénient, constituerait une limitation
providentielle et un excellent exorcisme contre le démon de la
démesure. Rien n'est plus irritant que ces odes à l'efficacité
alternative, par lesquelles certains écologistes tentent désormais
de rivaliser en productivité avec les défenseurs d'un système dont
ils sont les complices.
Qu'amour
et sensibilité envers la Nature équivalent à cet écologisme est
l'un des derniers messages subliminaux que le totalitarisme mou est
parvenu à implanter dans le subconscient des citoyens.
Indépendamment du fait que certains secteurs minoritaires de
l'écologie ont pu approfondir leur recherche et réorienter de façon
décisive leur attitude vers une décroissance heureuse, libérer la
Nature non seulement du système politico-économique en vigueur,
mais également de la mentalité écologiste croissantiste, semble
être aujourd'hui la tache urgente et nécessaire de ceux qui voient
en elle autre chose qu'une réserve de matières premières pour ces
primates moyennement humains que nous sommes. Quelle que soit
l'apparence dont elle se revêt, toute prétention à « défendre
la Nature » qui ne questionne pas, avec une rigueur incendiaire
et sauvage si besoin, le progrès, l'industrialisation, la
croissance, la technologie, la consommation d'objets comme substitut
au bonheur – en somme les bases sur lesquelles repose la société
occidentale contemporaine - n'est plus dès lors que du pharisaïsme.
L'émotion
esthétique devant le paysage ou la beauté du jaguar ne suffira
jamais à desserrer l'étau de la voracité. Plus que d'une émotion,
nous avons besoin d'une révélation organique et tripale, d'une
commotion sauvage, d'être bouleversés sensoriellement et
intellectuellement, en découvrant soudain que tout cela respire,
parle, et qu'irréductible à la condition d'objet, est Visage le
Paysage. Un rapport harmonieux avec la Nature ne peut se fonder que
sur la récupération urgente de la dimension cosmique et spirituelle
dans laquelle Homme et Nature communient avec fougue. Délier la
Nature du processus productif et la libérer de la sinistre
chosification propagée par les idéologues du système – de droite
et de gauche – est le point de départ indispensable qui permet
d'en retrouver l'éclat mystérique, de redécouvrir le message
éternel et sublime qu'elle porte. Au-delà de tout utilitarisme
mesquin et de toute planification biologiste, la Nature ouvre la voie
vers un possible réenchantement du monde. Mais il nous faut de
nouveau apprendre à voir ce que les Incas appelaient
« les yeux de tous les genres de choses », Ymaymana ñawraykunap ñawin, voir au-dedans et au-delà des apparences, « voir
jusqu'en ses profondeurs les plus cachées
– disait Novalis – l'Âme
du vaste monde »
; remplacer ou compléter, en définitive, le regard de l'économiste
et du biologiste par celui du
visionnaire et du poète... du chaman, s'il existe.
Il
est bien peu probable que cela se produise un jour mais en
définitive, la crise écologique ne se résoudra que dans la mesure
où les êtres humains, abandonnant leur monopole gnoséologique
imaginaire, pourront contempler l'immense cohésion de toutes choses
dans le Grand-Esprit, et le reflet magnifiquement singularisé de
celui-ci dans chacune d'elles, fut-elle inerte en apparence. Elle ne
nous secouera et nous transformera que lorsque nous deviendrons
capables de percevoir « la transparence métaphysique des
phénomènes » (F. Schuon), ainsi que ce qui les unit
horizontalement entre eux, la trame reliante du tissu cosmique, la
fumée de l'esprit.
Un
nouveau discours sur la Nature est par conséquent nécessaire, qui
renonce à la seule rhétorique grise de l'écologie, imprégnée de
sociologie et de science, incapable de s'élever d'un centimètre
au-dessus du langage lugubre des économistes. Un discours capable de
nommer les harmonies cachées dans le moindre brin d'herbe, là où
coule, surnaturelle, une rosée d'immanence. Un discours qui palpe et
flaire, s'appuyant sur la pluie rafraîchie de nos sens, les brumes du
levant et les lumières de la piste. Un discours arraché aux
tambours de l'orage, ciselé au diadème enneigé des sommets, porté
par les flûtes du vent qu'orchestre un musicien discret, vers la
vallée des maîtres végétaux où s'animent, secrètes, les
concordances de l'âme humaine et de l'esprit cosmique.
Ici,
dans le songe de cette roche que le vacarme des fourmis vient
déranger, elle se retourne dans son sommeil avec une lenteur
millénaire. Là, elle s'ouvre dans une edelweiss aux impressions
sensibles, reconnaît les « mains vertes ». Et chez ce
petit chiot noir qui jappe, elle rêve de jouer. Qu'elle
veille, qu'elle rêve, qu'elle dorme ou rien de tout cela, partout elle se décline. Nous autres, êtres humains, n'en sommes que des points de
veille, des croisements relationnels, pas les seuls titulaires.
Orage, montagne, torrent, soleil, ce ne sont ni des mots ni des
choses mais des forces guérisseuses et des vies magiciennes qui
ressentent, qui connaissent nos secrets. On apprend des indiens le
nom sacré de chacune. Ce sont des noms d'esprits, de déesses,
d'ancêtres. Ce sont les noms de nos parents chéris, membres d'une
communauté qui dépasse l'humain et inclut toute vie. Dans le rire
des pumas, l'air froissé des condors, ils éveillent, ces noms, des
mémoires enfouies, d'occultes innocences, des sagesses non-apprises,
des transports d'arc-en-ciel. L'onde du lac et le poncho blanc de
l'hiver sont devenus regards, souffles, cœurs ou paroles feuillues
venant d'un arbre-à-souhaits. Prodigieux concertistes, ces noms
murmurent une conscience familière jamais vue et si proche,
pourtant, qu'elle est comme la langue qui ne peut se goûter.
Divin
langage pour qui sait la comprendre, la Nature possède peut-être la
clef ouvrant la porte du mystère, décillant une invisible sensorialité quotidienne (11) dont on
ne sait qui la sent, de celui qui voit ou celui qui est vu. Délocalisant la perception, c'est dans
cet entre-deux et cette inter-subjectivité que se dévoile, sans
réserve, notre Pachamama. Elle est noyée désormais dans la tiédeur
sombre des rapports d'analyse, des statistiques et des recensements
accumulés au cours des siècles de savoir illustré et prolongés,
sans vision, par les fonctionnaires, les bureaucrates, ou les
ministres de l'écologie.
La
destruction de la Nature physique est la cause et la conséquence de
l'annihilation de l'Âme du Monde et, avec elle, du monde de l'âme,
de ce « monde imaginal » cher à Henri Corbin, qui bien
qu'il n'ait pas la solidité du physique, ou plus précisément parce
qu'il en redessine les contours, est infiniment plus puissant que la
quotidienne réalité de nos mondes sans âmes faits de marchandises.
Jamais hors de portée, dans le ciel blême de ses villes
vrombissantes, à la fenêtre encrassée de ses tours souffrantes,
dans le mystère numineux de ses forêts, dans le silence majestueux
de ses cimes et l'immensité de ses déserts, elle ouvre, de ses
souffles, une lumière cachée où dansent des esprits sensuels, des
joies que l'on croyait perdues. En ce ravissement de clartés
festives qu'est la reconnexion à l'Âme du Monde, sa dimension
imaginale profonde, demeure l'unique voie par laquelle les
inquiétudes pour la planète – qui a bien moins à craindre que
l'espèce humaine - pourront puiser la force de simplifier un jour
nos besoins de titans, les invitant à une sobriété heureuse. Ainsi
retrouverions-nous peut-être le temps de vivre et de rejoindre l'essentiel, plutôt que de courir sans cesse après
de vaniteux objets marquant nos positions sociales, comme le chien
son territoire. Impossible par intérêt, rarement par raison, ce
n'est jamais que par amour qu'on meurt aux oripeaux des caprices
létaux. Jamais que par amour d'Elle, il est temps d'y songer.
Au-delà
du seul culte profane de l'efficacité arithmétique, au-delà de la
minutieuse comptabilité des ressources et de la planification
rationnelle des espaces vitaux, attitudes par lesquelles, en dernière
instance, on ne fait souvent que renforcer ce que l'on dit combattre,
s'impose à nous la tache de montrer la Nature comme une réalité
surnaturellement naturelle, car c'est seulement d'une Nature
transfigurée au feu de la présence sans pareille que se consume, de
lui-même, le règne sombre des titans et de la machine, d'une autre
manière indestructible.
NOTES
:
(1)
Ken Wilber, Sex,
Ecology, Spirituality,
Shamballa publishing, Boston 1995.
(2)
D'autres exemples d'indigènes pollueurs
in T Roszak, The
voice of the Earth,
ed. Touchstone, New York, 1992.
(3)
Cf Les Cosmologies
des indiens d'Amazonie. La Recherche
n°292, p 62-67, Paris, 1996.
(4) Les colons avaient remarqué ces différences anthropologiques. Le sénateur Henry Dawes mettait le doigt dans la plaie lorsqu'en 1887, il écrivait sur les Cherokee : « Ils sont allé aussi loin qu'ils ont pu [c'est-à-dire qu'ils ne vont pas 'progresser' davantage], parce qu'ils partagent la propriété de la terre et qu'ils ne connaissent pas non plus l'égoïsme, qui est la base de la civilisation ». Quel aveu d'anthropologie inversée où apparait l'idée que l'occidental se fait d'un être civilisé ! On comprend que dans un tel contexte culturel, la psychologie évolutionniste ou néo-darwinienne ait pu inventer un « gène de l'égoïsme » nécessaire à la survie. Cette charlatanerie scientifique qui brille par son absence chez ceux-là mêmes pour qui la survie est un art quotidien supérieur - les peuples premiers - sert simplement à normaliser une mentalité abjecte, propre à une bien sombre période... « Contemplez cet âge décadent jusqu'à en être écœurés » (Patrul Rimpoché).
(4) Les colons avaient remarqué ces différences anthropologiques. Le sénateur Henry Dawes mettait le doigt dans la plaie lorsqu'en 1887, il écrivait sur les Cherokee : « Ils sont allé aussi loin qu'ils ont pu [c'est-à-dire qu'ils ne vont pas 'progresser' davantage], parce qu'ils partagent la propriété de la terre et qu'ils ne connaissent pas non plus l'égoïsme, qui est la base de la civilisation ». Quel aveu d'anthropologie inversée où apparait l'idée que l'occidental se fait d'un être civilisé ! On comprend que dans un tel contexte culturel, la psychologie évolutionniste ou néo-darwinienne ait pu inventer un « gène de l'égoïsme » nécessaire à la survie. Cette charlatanerie scientifique qui brille par son absence chez ceux-là mêmes pour qui la survie est un art quotidien supérieur - les peuples premiers - sert simplement à normaliser une mentalité abjecte, propre à une bien sombre période... « Contemplez cet âge décadent jusqu'à en être écœurés » (Patrul Rimpoché).
(5)
Le récit que fait Christophe Colomb de sa première rencontre avec
les généreux « primitifs » montre de manière assez
claire qui est vraiment incapable de cette « relation
mutuelle ». Par ailleurs, il est permis de douter de la
capacité de la modernité occidentale à produire ces individus
réels et rationnels - dont elle se targue comme d'une supériorité
auprès des « primitifs » - plutôt que des zombis
faussement singularisés, victimes de leur illusion de solidité.
Deux tendances dominent les comportements sociaux de l'homme moderne
qui se complètent entre elles : l'individualisme égoïste –
corruption de la liberté et de la responsabilité personnelle – et
le grégarisme uniformisant qui transforme le peuple en masse –
corruption de la vie solidaire et inter-reliée. Ces deux tendances
s'articulent pour produire d'une part un égoïsme de masse et
d'autre part un individualisme grégaire. Évolution ?
(6)
Comment ne pas reconnaître le signe d'une empathie profonde dans le
récit suivant extrait de The
Dance of Life
de Edward T. Hall (1984). L'auteur décrit les difficultés d'un
contremaître euro-américain envoyé travailler avec des indiens
pueblo du Nouveau Mexique. Le travail se déroulait convenablement au
cours de l'été et de l'hiver, mais lorsque vint le printemps,
l'attitude des indiens changea soudain et ils devinrent hostiles.
Refusant d'expliquer quel était le problème, ils répondaient
seulement que le contremaître « ignorait
certaines choses ».
Finalement le contremaître comprit qu'il leur avait ordonné de
labourer la terre au printemps, chose qui heurtait profondément la
perception empathique indigène, car à cette période de l'année,
la terre est enceinte d'une vie nouvelle et il faut la traiter avec
douceur. Au printemps, affirme Hall, les indiens ôtent les fers de
leurs chevaux et refusent de chausser des souliers européens ou
d'utiliser des charrettes, par crainte de faire souffrir la terre.
N'est-ce point le signe de cette conscience aiguë des « relations
mutuelles » dont Wilber déplore l'absence et qui permet
d'avoir une « conscience écologique » ?
(7)
A l'instar du chamanisme traditionnel, les grandes cultures
spirituelles constituent un fait intégral et unitaire dont il n'est
pas possible d'isoler un élément particulier sans lui faire perdre
tout son sens. C'est ainsi que l'écologie indigène n'est pas
séparable de son tout, de sa spiritualité, de son économie, de sa
politique ou de son organisation sociale. En revanche, l'esprit
occidental moderne ne peut concevoir une réalité qu'il ne puisse
morceler, comme s'il s'agissait d'une mécanique sans vie ni acteurs.
Appliquée aux spiritualités, cette mentalité technicienne entraîne une forte dégradation : on isole la méditation zen de son contexte bouddhiste, on fabrique
un yoga ignorant l'hindouisme ou un soufisme radicalement coupé de
l'islam et l'on fragmente le chamanisme, lui empruntant quelques
pratiques et esthétiques totalement décontextualisées. Des
techniques appauvries en somme, privées de racines et de sève, dont
l'anémie chronique n'est même plus dissimulée (cf. la
chaos-magick qui se définit uniquement comme « un ensemble de
techniques », entérinant ainsi cette fragmentation globale et
dévitalisée portée par le New Age). Le yoga devient alors une
gymnastique, le soufisme une danse, le tantrisme une sexologie, le
taoïsme un art martial, le chamanisme une magie ou une simple
thérapie citadine. Toute prétention d'approfondissement noétique
et de sobriété de moyens est désormais asphyxiée par une
interminable profusion de méthodes fragmentées qui permettent
d'évaluer sa dette karmique, de connaître ses vies passées, de
contacter les anges ou les dieux, de rencontrer les fées, de
découvrir son animal de pouvoir, de créer l'abondance et même, de
caresser les plumes d'un Saint-Esprit docile aux règles du marché.
Ainsi se construit la Babel confortable et prophylactique qui tient
lieu de « nouvelle spiritualité mondiale » et qui se trouve
réduite par la mentalité technicienne à l'état de machine à
bien-être complètement déculturée, tenue par des professionnels
plutôt que par un sacerdoce de l'Esprit.
(8)
Cf J-L Colnot, Magie Inconnue,
p. 142-145, 'Nécessité de l'irrationnel'. Ce que l'on qualifie
improprement d'irrationnel, est une composante non moins essentielle
de la vie humaine que la rationalité.
Dès 1958,
le psychiatre Otto Rank avertit dans Beyond
psychology,
que
« même
si les êtres humains pensent et agissent rationnellement, ils vivent
en réalité de façon irrationnelle ».
Selon lui, l'option pour le tout rationnel ne fait que refouler
l'irrationnel : l'irrationnelle dévastation de la planète est une
production de la modernité rationaliste. Certains phénomènes
sectaires contemporains révèlent aussi un profond malaise dans
notre manière de vivre l'irrationalité, car nous quittons un
rationalisme culturel répressif pour verser dans une irrationalité
névrotique et compulsive. « Lorsque
la vie n'a pas le droit d'exprimer, de façon constructive et
dynamique, l'irrationnel en même temps que le rationnel, elle réagit
par de violentes déformations qui se traduisent individuellement par
la névrose et culturellement par différentes conduites
auto-destructrices »
(O. Rank op. cit.).
Ce
que Wilber imagine être la solution pourrait bien être, en réalité,
la cause de nos maux. C'est
par exemple tout le réalisme du chaman que de parler à la psyché
dans un langage approprié. On agit sur le cerveau gauche par le
discours de la logique rationnelle, mais si l'on souhaite agir plus
profondément, dans les zones non-éclairées de la conscience
humaine où justement se loge la pulsion de mort, on doit utiliser
des outils plus adaptés : l'analogie, l'implicite, le rituel, le
rêve, la correspondance, la 'pensée magique', le discours
non-verbal, tous les “ne pas faire” et les ombres de la zone
éclairée de l'état de veille sont ici opérants. Le rêve et le
subconscient se moquent bien des limites posées par la logique de
veille et s'introduire dans ces zones muni du seul outil de la raison
équivaut à ne pas pouvoir y agir du tout. On est alors aussi
inefficace qu'un psychanalyste.
(9)
La perception indigène de l'environnement est infiniment plus vive
que la nôtre et s'étend parfois jusqu'au spectre des choses, que
les aborigènes qualifient de « rêve » de ces choses. Le
mode de vie occidental nous distrait sans cesse de la profondeur
sensorielle pour nous maintenir dans l'occupation et l'agitation.
Nous sommes devenus incapables de rester plus de quelques minutes
totalement immobiles et sans distraction intérieure ou extérieure.
Nous meublons donc le moindre instant et le moindre silence.
Peut-être parce que nous ne supportons pas notre propre compagnie.
De nos jours encore, on peut en revanche observer des indiens en
train d'attendre sereinement dans un bureau de poste pendant plus
d'une demi-journée et comparer leur comportement au nôtre,
nettement plus fébrile. Autant d'énergie perdue dont la perception
ne bénéficie plus. Il semble qu'à une certaine période de notre
'évolution', nous nous soyons mis à penser plus et à faire plus,
ce qui nous a conduits à percevoir moins. Au fil des siècles, notre
monde et aussi notre vie, se sont fortement virtualisés et
cérébralisés. Nous ne connaissons même plus le prix de la vie.
L'intervention constante d'intermédiaires technologiques nous coupe
d'une palpabilité saine des choses. Des technologies comme Internet
et le portable accentuent encore plus ce phénomène de
virtualisation et nous ne sommes plus là où nous sommes, mais
constamment ailleurs. Comment donc pourrions-nous entrer dans la
profondeur de la perception, ici et maintenant ?
(10)
Mais l'Occident convertit pompeusement ses limitations en vertus, ses
perversions en valeurs culturelles et, non content de cela, prétend
les appliquer comme critères de mesure aux autres cultures, dont les
buts sont souvent très différents des nôtres. On ne comprend plus
désormais qu'une civilisation qui préfère se déplacer à pieds ou
à cheval au lieu de le faire dans une machine sinistre allant à
plusieurs centaines de kilomètres à l'heure n'est pas une
civilisation inférieure ou arriérée, mais simplement une
civilisation qui s'offre le luxe d'avoir le temps, un temps à la mesure de l'homme. La grandeur d'une civilisation ne
s'estime pas seulement par ce qu'elle apporte, mais aussi par ce
qu'elle préserve et les priorités qu'elle met en avant. Dans les
Andes, les villages ne sont jamais éloignés l'un de l'autre de plus
de 25 km. C'est la distance que peut parcourir le lama en un jour. Un
proverbe local assure que la civilisation andine est une culture qui
avance au pas du lama, qui est aussi le pas de l'homme. En somme, le
rythme sociétal est à dimension humaine et laisse le temps de
vivre, d'être présent au présent et à ce qui nous environne. Dans
le monde occidental, toujours pressé, la réalisation du moindre
acte quotidien (faire la vaisselle ou aller de là à là) déclenche
des mécanismes à dimension planétaire, lesquels supposent un
montage industriel monstrueux, la perforation et l'épuisement des
entrailles de la terre, l'entretien de réseaux gigantesques de
production, de transport et de distribution, sans compter
l'implication de millions de personnes dans ce mécanisme. On appelle
« progrès » ce délire furieux qui accumule les
complications et l'on qualifie de « primitif » l'homme
qui sait résoudre tous les fondamentaux de sa vie avec de simples
outils qu'il fabrique lui-même. Déjà un ancien sage grec auquel
ses contemporains montraient fièrement les derniers développements
de leur industrie s'exclamait : « Quelle merveille ! Autant
d'objets dont je n'ai pas besoin ! ».
(11)
L'indien non contaminé par l'occidentalité vit au présent, ici,
dans un monde fantastiquement réel. Pour lui, tout est plein de vie,
même les objets 'inanimés' tels que les torrents ou les montagnes.
La moindre écorce, la moindre texture semble être un monde
palpitant. L'attention de l'indien prend souvent celle de
l'occidental en défaut, celui-ci ayant perdu jusqu'au plus
élémentaire sens de l'orientation, remplacé par le GPS. Pour
l'indigène, dans les termes de D. H. Lawrence : « L'admiration
et la fascination de la création resplendissent dans chaque feuille
et dans chaque pierre, dans chaque épine et chaque pousse »
(Mornings in
Mexico,
1971). Stanley Diamonds va jusqu'à dire que « la
perception que les primitifs ont de la réalité est si intense qu'à
l'occasion, elle semble resplendir »
(Primitive
Views of the World,
1969). S'intéressant à la pensée-sentir des aymara, laquelle
provient du 'cœur' chuyma
plutôt que de la tête, Rodolfo Kusch commence par noter que le
'dialogue intérieur' d'un aymara n'est pas le brouhaha mental qui
échauffe nos cervelles occidentales, jusqu'à nous empêcher souvent
de trouver le sommeil. Le 'dialogue intérieur' de l'indien est sobre
et réduit, signe d'un ego proportionné et non problématique.
L'énergie que nous gaspillons en agitation mentale est redirigée
chez lui vers la perception et Kusch assure que celle-ci saisit « la
marge numineuse extérieure aux choses et qui en est le négatif et
le contour, le non-objet »
(Pensamiento
indígena y popular en América,
1970). Chez les aymara, ce phénomène qu'il n'est pas rare
d'observer chez les personnes du petit peuple, à l'état
embryonnaire et spectral – et qui les sensibilise parfois à
certaines maladies mortelles inconnues de nous - culmine en la figure
du chamakani
ou chamakiri,
dont il est dit qu'il n'en existe que quelques uns par génération.
Anonyme, protégé comme un joyau par le peuple qui garde sur lui un
secret absolu en resserrant étroitement les rangs, le chamakani
fut parfois assimilé par erreur à un spirite par des anthropologues
ne l'ayant jamais rencontré, alors qu'il s'agit sans doute du
personnage le plus élevé parmi les sages aymara. Le chamakani
a la particularité de posséder la vue et l'oreille sacrées,
c'est-à-dire qu'il perçoit l'imaginal sans les recours chamaniques
habituels et de façon très nette. Le nom de sa fonction vient de
ch'ama
qui signifie 'force', 'énergie', 'vigueur spirituelle', mais aussi
de ch'amaka,
qui veut dire 'obscurité' ou 'ténèbre'. Ce n'est jamais que dans
la nuit et l'obscurité qu'il consulte, jamais au même endroit. Nul
ne voit son visage ni ne connait son nom et on lui prête ce pouvoir
d'entendre l'inaudible et de voir dans la nuit les luminescences
inconnues de ce monde. Outre cette opérativité, l'allusion à la
nuit évoque également le temps de l'origine, la période
primordiale où le soleil n'existait pas et où les hommes maniaient
la force de vie et conversaient face à face avec les êtres
mythologiques, les animaux et les plantes (en contexte quechua, cf.
les personnages de Yanañamca [ñamuq noir] et de Tutañamca [ñamuq
de la nuit], considérés comme des 'êtres sacrés' ou huacas,
dans Le
Manuscrit de Huarochiri
[1608]). Cela signifie sans doute que le chamakani,
être de l'autre monde, est remonté à l'origine, à laquelle on
l'identifie. Le nom de cette période primordiale et ancestrale est
d'ailleurs construit sur la même racine, chamak-pacha,
le 'temps de la nuit' opposé au 'temps du jour', qhana-pacha,
temps actuel où règne la barbarie et la fausseté, temps des hommes
aveugles et sourds où l'ordre de toutes choses est inversé. D'où
la nécessité d'un Pachakuti,
d'un « retournement du temps » destiné à remettre les
choses à l'endroit et à leur place, période de bouleversements et
de catastrophes où nous nous trouvons à l'heure actuelle. Enfin,
notons encore cette étymologie, souvent entendue lors des akhullis
ou dialogues en présence de la feuille sacrée de coca : le terme
ch'ama
figure aussi dans le nom de la Pachamama, qui peut être décomposé
en Pa
(première syllabe de paya
signifiant 'deux') et ch'ama,
qui veut dire 'énergie'. La Pachamama est donc une 'relationalité'
plutôt qu'une substance aristotélicienne. Elle est symbolisée ici
comme rencontre et fruit d'une parité.
2 commentaires:
Oh mère !
Que nous as-tu fais, pour que nous voulions ainsi te soumettre, te poignarder nous tes enfants ?
Oh mère !
Qu'elle tristesse je ressens devant cet acharnement à vouloir te souiller, te détruire...
Oh mère !
Qu'elle maladie a t-on attrapé ? Faut-il que l'on disparaisse pour que cette folie cesse ?
Oh mère !
Certains de tes enfants t'ont oublié dans leur folie, ils ont oublié qu'ils font partis de toi, ils vivent dans un rêve, piégés à l'intérieur, il ne savent plus qu'ils rêvent...
Le rêve s'accélère désormais, peut-être que c'est cela qui arrive juste avant de se réveiller, le rêve est plus présent, plus intense jusqu'à reprendre conscience...
Oh mère !
Je t'aime...
J'ai hésité à posté ce texte qui m'est venu après la lecture de votre article puis je me lance tout de même.
Merci pour votre angle de vue riche de sens.
Julien
Ce sont des remarques bienvenues Julien :)
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