L'autre jour, lors d'une conférence sur la culture kallawaya, un monsieur me dit : "Tout cela me touche beaucoup, mais il y a une chose qui me gêne, ce sont les sacrifices d'animaux". J'ai répondu un peu trop vite à sa question, au lieu de développer comme j'aurais dû le faire : "La vie est le prix de la vie". C'est pourquoi je souhaiterais approfondir le sujet par ce petit article.
Nous autres occidentaux sommes de bien étranges créatures aux yeux des indigènes. Nous sommes si peu conscients du prix de notre propre existence et des conséquences de nos agissements qu'il nous arrive souvent de vouloir donner des leçons de morale là où nous pourrions peut-être en recevoir. Dans les milieux magiques, on entend même parler parfois de magie noire lorsqu'il s'agit de sacrifices de sang. Et quand nous projetons toutes ces considérations bien-pensantes sur d'autres cultures que les nôtres, nous ne prenons pas vraiment conscience de nos incohérences sous-jacentes et du colonialisme de nos propos. Pourtant, même les Clavicules de Salomon par exemple, nous parlent de sacrifices d'animaux. Il est vrai qu'elles furent écrites à une époque on l'on ne refoulait pas les aspects "dérangeants" de la vie ; tandis que de nos jours, ceux qui lavent plus blanc que blanc et ont vocation à nous enseigner le sens de la vie, sont souvent les premiers à en ignorer le coût.
Il semblerait que depuis assez longtemps maintenant, nous ayons perdu quelque chose et soyons dans une sorte de décalage par rapport à nos propres vies. Car si les objections aux sacrifices d'animaux sont compréhensibles concernant une personne végétarienne, elles sont au contraire très suspectes lorsqu'elles émanent de gens ayant une nourriture carnée et portant des chaussures de cuir.
Il existe une raison simple à ces contradictions inconscientes : si autrefois nous pouvions voir nos grand-mères tuer le lapin que nous allions manger à midi, nous ne distinguons plus aujourd'hui du prix de notre vie que le carré de poisson pané ou la cuisse de poulet servis dans nos assiettes. Le fait qu'il s'agit de vie, le fait que nous nous nourrissons de la vie et que manger équivaut à tuer finit par nous échapper complètement. Nous pouvons parfaitement exprimer notre horreur de voir sacrifier un animal alors que nous mangeons tous les jours des viandes d'animaux élevés et abattus dans des conditions plus cruelles qu'elles l'ont jamais été auparavant. Les indigènes, quant à eux, mangent beaucoup moins de viande que les occidentaux et sacrifient parfois certains animaux lors de leurs rituels, c'est un fait.
Il y a quelques années déjà, je conseillais à mes amis, une fois l'an, de tuer eux-même rituellement l'animal qu'ils allaient manger, ceci afin de retrouver cette connexion avec le fait brut de la vie. Je crois qu'il est très important pour un magicien d'interroger toutes ses fonctions corporelles, ainsi que les énergies qui entrent et sortent de son corps-esprit. Les yogis disent que les pouvoirs paranormaux ne sont en réalité que des extensions de nos pouvoirs physiques ordinaires : voir, marcher, manger, digérer. Tout cela contient une certaine sagesse et peut être source d'enseignement et d'inspiration. Il est donc important de se mettre à l'écoute de ces choses car en interrogeant notre nourriture et les conditions qui la rendent possible, c'est un peu l'ensemble de notre vie que nous questionnons : nous racontons-nous des histoires à nous-mêmes ou sommes-nous en phase avec les mouvements de la vie ?
Un grand nombre de chamanismes pratiquent les sacrifices d'animaux et pourtant, peu d'occidentaux intéressés par le chamanisme nous parlent de cela, peut-être à cause de l'image très édulcorée que nous avons des cultures indigènes et du chamanisme. Cette réalité ne devrait pourtant pas poser de problème dans la conscience des néo-chamanes occidentaux qui frappent sur des tambours sacrés faits de peau animale et mangent de la viande. Mais cependant, on constate que tout cela n'est pas bien clair et cache un problème profond de reliance à la réalité de la vie, pour ne pas dire un mensonge.
Dans les cultures indigènes andines, les animaux sont nettement mieux traités qu'en occident. Les cochons se promènent librement dans les rues du village, avec les poules et les moutons. Les lamas sont entourés de soins tous particuliers. Chez les kallawaya, lorsque le watapurichej - "celui qui fait marcher l'année" et dont le rôle est d'effectuer pendant un an tous les rituels collectifs - choisit d'avance les lamas qui seront sacrifiés, il sélectionne en général les meilleurs animaux, ceux qui jouissent de la préférence et de l'attachement de la population. Pendant toute l'année, ces animaux vont bénéficier d'une attention particulière et seront accompagnés par une jeune fille vierge qui aura pour charge exclusive de s'occuper d'eux.
La toute première fois que j'ai entendu parler des sacrifices de lamas en Bolivie, j'étais au centre cérémoniel de Sampaya, un endroit fabuleux situé près du lac Titicaca, à quelques kilomètres de Copacabana. "C'est un moment très spécial dans l'année, quelque chose de très mystique qui crée une ambiance très étrange", remarqua don Miguel. Connaissant les occidentaux, l'homme était légèrement embarrassé et craignait de ne pas être compris : "Nous aimons tant nos animaux ! C'est très dur. Avant le sacrifice, ils dansent et boivent avec nous. Ils savent parfaitement qu'ils vont être sacrifiés et nous leur sommes très reconnaissants de cette incroyable bonté qu'ils ont à notre égard". Je vis que la seule évocation de cet instant humidifiait les yeux de don Miguel. Plus tard, j'ai bien sûr assisté et participé à ces rituels dans ma communauté kallawaya de Lagunillas et j'ai compris à quel point don Miguel disait vrai. Avant le sacrifice, qui est fait avec une telle dextérité que l'animal semble ne pas souffrir, tous les kallawaya ôtent leurs bonnets et leurs chapeaux et se mettent à genoux, l'un après l'autre, devant le lama. Ils l'embrassent et le remercient dans une conversation secrète qu'il ne m'appartient pas de révéler, tant elle est chargée de cette beauté qui échappe aux paroles. C'est en effet un moment profondément mystique, pour reprendre le terme de don Miguel.
2 commentaires:
Bonjour,
Très bel article, comme toujours, qui fait écho pour moi à de très belles pages d'Alain Daniélou sur ce même thème, dans Shiva et Dionysos je crois.
pour ce qui est du néo-shamanisme moderne on touche là encore, à ce qui à mon sens le rend souvent boiteux, son abscence de toute dimension sociale, de signification communautaire. Par ce que la nécessité du sacrifice est en effet avant sociale -le partage de la viande, de la denrée rare avec l'ensemble de la communauté -le rituel qui soude les uns aux autres, qui fait sens. La mise à mort du cochon de l'année dans les campagnes lorsqu'elle a encore lieu, me semble bien plus proche de ce que pourait être un rituel chamanique, qu'un voyage au tambour à la recherche de son ours totem dans un appartement citadin...
Cet article m'interroge sur le sens du sacrifice tel qu'il est analysé par René Girard. D'après ce que j'en comprends, il décrit le sacrifice humain comme étant le fondement caché de toutes les sociétés humaines, pour en résoudre les tensions causées par le désir mimétique. Le sujet est ardu et d'importance, pour les civilisations en général, et pour le sens du sacrifice du Christ en particulier.
C'est du moins le petit peu qu'il me semble comprendre à ce sujet. Je ne suis pas compétent pour discuter de la validité de ses théories, ce qui me dérange, c'est qu'elle me semble présentée comme une explication totale et définitive: le sacrifice est commun à toute l'humanité, Christ s'est offert en sacrifice ultime pour nous libérer tous de ce péché, tout est dit à ce sujet fermez le ban. Bref: je soupçonne un universalisme typiquement occidental sur un phénomène dont l'universalité me paraît poser question.
Les sacrifices humains ont-ils tous la même signification et la même fonction dans toutes les sociétés humaines ? Les sacrifices animaux sont-ils une évolution, en quelque sorte, vers le choix de victimes sacrificielles qui pèseraient moins sur notre conscience ? (il m'a semblé en trouver référence même dans la tradition orale pygmée).
Au hasard, les aborigènes d'Australie, les Lakota d'Amérique du Nord, les vieux sages taoïstes de Chine ont-ils la moindre chose à voir avec ces théories du sacrifice ? Je vais risquer une question fâcheuse, René Girard ne chercherait-il pas à soulager un vieux fond de culpabilité occidentale sur le dos de "l'humanité" ? L'unanimisme que l'on m'oppose quand je soulève ces questions... me questionne d'autant plus. Ou aurais-je du mal à admettre, au fond, cette part de péché au fond de moi ? Et peut-être un peu tout ça ?
C'est compliqué hein ? Mais je n'aime pas les simplismes manichéens des occidentaux, et votre blog est une source d'inspiration pour moi. Merci en tout cas d'y partager votre connaissance.
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